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qui l’entraîne à des imprudences inutiles. Il admire, mais il n’approuve pas, ceux qui risquent leur vie sans profit pour personne. Ces témérités qu’ils commettent viennent souvent de leur vanité : c’est encore un reproche qu’il leur fait. Ils sont trop fiers de leur renom de science et de vertu et veulent trop le ménager ; ils s’applaudissent volontiers eux-mêmes et ne dédaignent pas les applaudissemens des autres. « Il y avait des gens, dit-il, qui reprochaient à Helvidius de tenir trop à faire parler de lui, mais la gloire est la dernière passion à laquelle renonce un sage. » De tout cela, il tire la conséquence qu’il ne faut prendre la philosophie qu’à petite dose ; si on la pousse trop loin, « elle est contraire au Romain et au sénateur. » On peut en permettre sans danger l’étude à celui qui ne se sent pas le courage d’aborder la vie politique ou qui n’en veut pas prendre la peine, car Tacite est bien près de penser, comme Quintilien, « que beaucoup s’affublent de ce beau nom pour dissimuler leur paresse. » Mais l’homme d’action, qui se destine aux fonctions publiques, qui entrera un jour dans le Sénat, doit se tenir loin d’une science qui n’est bonne qu’à faire des méditatifs et des contemplatifs. Le vrai Romain ne connaît pas les distinctions de Sénèque entre l’homme et le citoyen. Sa cité le réclame tout entier ; il se doit tout à son service. Ainsi Tacite revenait à la conception un peu étroite et jalouse que les vieux Romains se faisaient du patriotisme, et c’est la principale raison pour laquelle il se méfie de la philosophie.


III

L’éducation ne se fait pas toute à l’école ; les maîtres la commencent, mais elle se complète dans les sociétés qu’on fréquente et par les personnes qu’on y rencontre. On ne peut pas douter que Tacite n’ait vécu à Rome dans ce qu’on appelle le monde. Il n’y était pas étranger par sa naissance, et l’éclat de ses débuts devait l’y faire rechercher.

Il est difficile, à cette distance, d’y entrer avec lui et de savoir ce qui s’y passait. Par leur nature même, ces réunions échappent un peu au public, et elles avaient alors des raisons particulières de se cacher. Elles étaient suspectes au pouvoir ; c’est là que très souvent il allait prendre ses victimes. Il soupçonnait que les gens distingués dont elles se composaient ne l’aimaient guère,