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Mais où trouver de l’argent pour organiser ces forces, alors que la police n’avait point de quoi payer ses inspecteurs, ses quarante-huit commissaires, ses vingt-quatre officiers de paix, ses agens secrets ? Ceux-ci, pour vivre, vendaient aux agences royalistes les observations recueillies. Après neuf mois de gouvernement consulaire, tout le personnel en sera encore à renouveler presque quotidiennement ses doléances, à réclamer six mois de traitement dû, sans qu’il reste un sou dans les caisses pour solder cet arriéré. Avec de tels élémens, il était difficile de procéder par effort méthodique et suivi.

Fouché se borna d’abord à faire la guerre aux filles. Le 12 frimaire, des détachemens d’infanterie et de cavalerie cernèrent le Palais-Royal, bloquèrent les issues ; plusieurs centaines de malheureuses furent enlevées. La rafle se poursuivit dans les quartiers voisins, où elle donna lieu à des rixes entre soldats et forts de la halle.

Que ferait-on de toutes les captives ? La loi ne permettait de les poursuivre judiciairement que dans le cas où elles étaient convaincues d’outrage patent aux mœurs. Le public, dans ses conjectures, leur assigna une destination lointaine. On savait que Bonaparte s’intéressait beaucoup à l’armée d’Égypte, à ces compagnons, à ces fidèles laissés en souffrance ; comme pour se faire pardonner d’eux, il s’occupait de pourvoir à leurs distractions, à leurs plaisirs, en attendant qu’il pût leur expédier d’effectifs secours. Il avait invité le ministre de l’Intérieur, le grave Laplace, à recruter une troupe de comédiens pour l’Égypte : « Il serait bon qu’il y eût quelques danseuses[1]. » On se figura que le gouvernement, restant dans le même ordre d’idées, venait de faire au Palais-Royal la presse des filles pour l’usage de nos Égyptiens et qu’il allait déporter au-delà des mers toutes ces Manons. Le procédé parut fort, excessif, arbitraire, attentatoire à la liberté individuelle ; on trouva qu’il sentait le despotisme.

Bonaparte voulut immédiatement faire tomber ces bruits ; il s’en expliqua dans une conversation intime, mais s’y prit de façon que ses paroles retentissent au dehors. La scène se passe au Luxembourg, un matin, à déjeuner ; il n’y a d’autres étrangers que Rœderer et Volney.

« Bonaparte. — Où diable a-t-on pris que je voulusse faire déporter en Égypte les filles arrêtées au Palais-Royal ?

  1. Correspondance de Napoléon, VI, 4394.