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touchant. Qui méconnaît ce dernier mobile n’a pas lu leur histoire ; qui s’aveugle sur le premier ne lit point la nôtre.

Une autre attraction puissante agit sans cesse sur Disraeli : ses écrits et sa politique la manifestent. Il ressent la nostalgie de l’Asie ; sémite, il a une foi mystique dans la vertu régénératrice du vieux berceau : l’Europe y trouvera la guérison de tous ses maux. Un roman de 1847, Tancrède ou la Nouvelle Croisade, est inspiré tout entier par cette obsession ; on la voit reparaître dans Lothair. C’est dans un passage de Tancrède qu’un émir donne pour la première fois à la reine Victoria le titre d’Impératrice des Indes. Ce personnage prévoit l’ébranlement de l’Angleterre par une révolution ou par quelque autre tourmente : que la souveraine transporte son trône à Delhi ! M. Chamberlain ne fera que paraphraser le discours de l’émir, le jour où il évoquera un empire anglo-saxon renaissant aux antipodes, « si l’Angleterre s’abîmait dans la mer. » On sait comment Napoléon fut hanté jusqu’à la fin par le mirage de l’Orient : il ne se consolait pas à Sainte-Hélène d’avoir perdu devant Saint-Jean-d’Acre sa grande partie asiatique. Toutes proportions gardées, Beaconsfield subit le même sortilège ; chez lui, c’est un rappel ancestral.

Sur ce point encore, les théories du romancier guidèrent la politique extérieure du ministre. Son goût pour l’Islam l’inclinait vers l’alliance turque : la Porte n’eut jamais de protecteur plus décidé. Pour arrêter la Russie à San Stefano, il n’hésita pas à jeter dans la balance le poids des flottes anglaises. Il se rendit au Congrès de Berlin avec l’idée arrêtée de faire main basse sur l’île de Chypre, d’où l’on commande la Palestine et l’Asie Mineure. J’avais à ce moment toute facilité de connaître les dessous diplomatiques ; j’ai su de la meilleure source qu’en descendant du train, à une heure avancée de la soirée, lord Beaconsfield alla tout droit chez le prince de Bismarck. En quelques mots catégoriques, il exposa ses prétentions : la paix à ce prix, ou la guerre contre la Russie. Le consentement de « l’honnête courtier » fut aussi expéditif. Les négociations se prolongèrent ensuite pour la galerie ; les deux hommes étaient convenus de l’essentiel en un quart d’heure. — Ce règlement des affaires du monde entre le fils du libraire juif et le puissant chancelier, n’était-ce pas une des scènes fantastiques dont l’invraisemblance nous choque dans les romans de Disraeli ? Aux Indes, il fit la guerre de l’Afghanistan pour agrandir le domaine anglais ; et