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vain de ses élégances ne se pencha sur le peuple de si haut.

Du premier au dernier, de Vivian Grey à Endymion, tous les romans reproduisent la mise en scène d’une vie inimitable : il semble que le fils du libraire Isaac les ait composés dans cet empyrée, la pairie anglaise du commencement de l’autre siècle. Si riche et si prestigieuse qu’elle fût alors, l’auteur la magnifie encore. La plupart des personnages qu’il nous présente ne savent pas le compte de leur fortune, les impossibilités matérielles n’existent jamais pour eux. Ils causent noblement de politique, de philosophie ou d’amour, dans un cadre de luxe fantastique : châteaux où l’aristocratie des trois royaumes est invitée à des fêtes qui ruineraient un nabab : hôtel de Londres où les toiles des grands maîtres sont trop pressées, les repas trop somptueux, les femmes trop accablées sous le poids des diamans ; palais d’Italie, voyages sur les yachts de plaisance aux îles achetées dans l’Archipel... Ce sont les Mille et une Nuits transposées en Occident. L’or tinte perpétuellement dans les mains des jeunes patriciens, ruisselle sur les blasons des héritières qu’ils courtisent. Ce qui était même alors une exception rare devient la règle commune. Un historien qui se représenterait la société anglaise du XIXe siècle d’après ces livres la verrait comme nous voyons les pays exotiques dans les féeries de nos théâtres.

Le narrateur s’enivre de ses descriptions, il s’identifie à ce monde privilégié, et pourtant il le cingle de ses sarcasmes. On devine que la vie n’a pas de prix, à son estime, en dehors de ces cercles où toutes les élégances parent les possesseurs de millions de guinées ; et pourtant une attraction sincère ramène Egremont dans les bas-fonds de la misère, dans ces fabriques où la vaillante Sybil console ses compagnons révoltés. Le jeune Lothair, lion de la plus belle venue, fraye dans les repaires de Londres avec les conspirateurs carbonari, les proscrits, les adeptes des sociétés secrètes ; il abandonne ses duchesses et ses chevaux de course pour suivre dans les Romagnes l’héroïne révolutionnaire qu’il entoure d’un culte religieux, la mystérieuse Marianne ; richissime, elle aussi, admirable de sagesse et de vertu ; idéalisée par l’imagination de l’auteur, qui investit cette aventurière d’un pouvoir magique sur les affaires européennes. Cependant, à l’heure où il écrit Lothair, Disraeli a eu dans les mains tous les fils de ces affaires ; il n’est plus un adolescent romantique, il vient de résigner, à soixante-quatre ans, son