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prospectus de théâtre annonçait, pour mieux attirer le public, que toutes les loges seraient munies d’un lit. Les acteurs occupent beaucoup Paris de leurs prétentions, de leurs démêlés, et se posent en personnages d’importance. Après le 18 Brumaire, les sociétaires de l’Opéra-Comique ont cru devoir envoyer à Bonaparte une chaleureuse adresse. Sur les grandes scènes, la mise en scène est très soignée, les ballets et les décors superbes, « les artistes abondent et portent leur talent à la perfection[1], » supérieurs aux œuvres qu’ils interprètent. En fait de littérature dramatique, la production est incessante et médiocre, froides tragédies, plats vaudevilles ou drames noirs.

Le public reste de tendances réactionnaires. Les grands mots dont toute la France s’est jadis enivrée et qui, dans la bouche des révolutionnaires, ont été surtout effet oratoire : patrie, liberté, mœurs, vertu, se discréditent à l’égal des airs patriotiques que les musiciens de l’orchestre exécutent par ordre et d’un air profondément ennuyé à l’ouverture du spectacle. Une pièce fait-elle l’éloge de la fidélité conjugale : « A bas les mœurs ! » crie un jeune élégant, et le Journal des Hommes libres donne son signalement, ainsi que celui de ses pareils : « Habit carré, cravate presque sous le nez, perruque blonde, lunettes vertes et bambou crochu avec dard en dedans, cocarde par derrière le chapeau, écusson anglais semé de trois trèfles en manière de fleurs de lis (le tout, attendu la liberté des costumes). « Dans certains théâtres, sur le devant des loges, des toilettes éblouissantes s’étalent, des femmes moins habillées que costumées, des Flores, des Hébés, des Grecques, des Orientales ; un soir, Mme Tallien, en Diane chasseresse, carquois à l’épaule, peau de tigre en sautoir, croissant de diamans dans les cheveux, vêtue surtout de pierreries, va exhiber une dernière fois sa triomphante nudité. Le reste du public est en général de tenue fort négligée. Il faudra que deux mois s’écoulent pour que les observateurs de la police signalent une amélioration ; en nivôse, ils écriront, dans leur style prétentieux : « On a remarqué que depuis quelque temps la parure était plus générale parmi les spectateurs. On s’aperçoit que la masse est visiblement ramenée aux habitudes et aux formes qui firent passer dans l’Europe les Français pour le plus poli et le plus aimable des peuples[2]. »

  1. Archives de Chantilly, lettre citée.
  2. Rapport publié par Schmidt, Tableaux de la Révolution française, III, 486.