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honorables : « Vous avez un caractère particulier, lui écrivait un jour un vénérable du voisinage ; chez vous, l’esprit patriotique domine l’esprit maçonnique. » Le mot mérite d’être retenu, autant qu’il est intelligible à des profanes. Un orateur de talent, conseiller municipal de Charonne, Maurice Véran, fut quelque temps vénérable de cette loge : il y parlait en termes émus de sa vieille Alsace, il osait y célébrer le développement de l’esprit militaire dans ce pays ; on l’entendait même, en sa paradoxale dévotion pour la maçonnerie, faire honneur aux maçons du XVIIIe siècle d’avoir les premiers compris l’idée de patrie.

On devinait, en lui, une âme de liturgiste, phénomène commun chez beaucoup de maçons : il rêvait que les Alsaciens-Lorrains devinssent, en loge et hors de la loge, les grands pontifes de la patrie. En 1878, lorsqu’il mourut, on le pleura comme il eût souhaité d’être pleuré : les membres des ateliers voisins venaient à l’Alsace-Lorraine honorer sa mémoire, et M. Edouard Siebecker, au nom de ses Frères, prononçait quelques paroles patriotiques, dont l’écho se transmettait dans les autres loges et n’y semblait jamais banal. Un jour qu’on célébrait dans cette loge un baptême civil et qu’on y proclamait la « réintégration de l’enfant dans ses droits, » on vit subitement les yeux du vénérable se mouiller de larmes : cet enfant, qui cessait d’être la proie de l’Église, lui rappelait l’Alsace-Lorraine, qui demeurait la proie de l’Allemagne.

Il advenait d’ailleurs, de temps à autre, que la loge Alsace-Lorraine, comme pour se mettre en règle avec l’orthodoxie maçonnique, affectait de reléguer l’idée patriotique au second plan : c’est ainsi qu’un de ses orateurs, en 1874, après avoir relevé « la part plus grande faite au patriotisme dans les travaux de ses Frères, » maintenait qu’ « avant tout ils étaient sérieusement attachés aux règles de l’ordre, et que, comme tous les autres ateliers, l’Alsace-Lorraine se proposait d’être une école mutuelle d’humanitarisme. » Bref, cette loge, tant par son personnel que par ses tendances, représentait assez exactement le parti gambettiste, et, tout à la fois, le vieil homme et l’homme nouveau, qui se heurtaient continuellement chez la plupart des membres de ce parti ; elle était assez loyalement maçonnique pour laisser parler le vieil homme, assez ardemment patriotique pour entendre volontiers l’homme nouveau.

On assistait en revanche, dans le reste de la maçonnerie