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divisée contre elle-même, mais que le péril unifie brusquement et que doit unifier, aussi, la prévision du péril. Les familiers de Versailles se souviennent encore de cette séance du 22 mai 1872 où M. le duc d’Audiffret-Pasquier, interpellant l’Empire effondré, lui redemanda les légions perdues : l’Assemblée, tout entière debout, complice de l’orateur et sentant derrière elle la France complice, prolongea, plusieurs minutes durant, l’une des plus majestueuses traînées d’applaudissemens dont l’histoire parlementaire fasse mention ; elle était bien, ce jour-là, l’image de la France et des deux sentimens auxquels le pays s’abandonnait : d’une part, une haine éphémère contre l’Empire, devenu, par une audacieuse simplification, le bouc émissaire de nos catastrophes ; d’autre part, un renouveau d’anxieuse tendresse pour les destinées de la patrie. L’Assemblée nationale, travaillant à nous rendre d’autres légions, ne faisait qu’un avec la France.

Les républicains de l’âge héroïque, représentés à Versailles par quelques noms célèbres, avaient une doctrine au sujet de l’armée : c’était le système des milices, qui transformait tout Français en une façon de Maître Jacques, échangeant, en temps d’exercice et en temps de guerre, l’habit du citoyen contre l’affublement du soldat, et que Garnier-Pagès commentait en enfant terrible, lorsqu’il disait : « Défions-nous de la discipline ; elle tue le citoyen dans le soldat. » Un avocat lyonnais, M. Millaud, aujourd’hui sénateur, tenta l’aventure de mettre cette doctrine aux voix. Il avait, en 1867, dans un Mémoire resté fameux pour lui, appelé de ses vœux « quatre millions de citoyens prêts à faire, à leurs femmes et à leurs enfans, aux tombeaux de leurs pères, un rempart vivant de cœurs et de muscles, plus difficile à ébranler que les forteresses de Luxembourg et de Landau. » La guerre s’était déroulée, sans lui rien apprendre et sans lui faire oublier son Mémoire : il en récita les plus beaux morceaux devant l’Assemblée nationale et crut obtenir de ses collègues que le soldat eût le droit de vote. Déférer au vœu de M. Millaud, c’était admettre qu’entre le citoyen et le soldat, il n’y a qu’une différence de vêtement, et c’était chasser de l’armée l’esprit militaire, qui repose sur l’obéissance, pour y introduire l’esprit électoral, qui est censé reposer sur l’autonomie. Le vote de l’Assemblée fut éloquent ; trente-cinq voix seulement se prononcèrent contre l’esprit militaire] on remarquait, parmi ces impénitens, Louis Blanc,