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de disciples de Jean-Jacques qui se qualifiaient eux-mêmes d’illuminés, et l’on détestait l’idée d’Allemagne par amour de l’état de nature.

Mais une singulière revanche était survenue, dont les études de M. Lévy-Bruhl nous ont récemment débrouillé les manèges. L’Allemagne avait prosterné son admiration devant les altières tribunes d’où vaticinaient les Lessing et les Herder, les Schiller et les Gœthe ; et cette admiration même l’avait conduite à conclure autrement qu’eux. Ils l’avaient rendue fière d’eux-mêmes et fière d’elle-même, fière de ce génie allemand qui semblait appelé à exercer le sacerdoce de l’humanité ; et l’Allemagne, toute vibrante de la superbe où l’induisaient de pareils maîtres, emportait de leurs chaires, jusque dans ses casernes, désormais jugées trop inactives, et jusque sur ses frontières, dès lors estimées trop étroites, l’idée de la mission conquérante et de la vocation providentielle du germanisme : l’internationalisme théorique des penseurs avait travaillé, en fait, pour le nationalisme pratique des hommes d’État et des hommes de guerre ; ils avaient été, inconsciemment ou consciemment, les avant-coureurs des armées allemandes. La pédagogie de M. de Bismarck, succédant à ces théoriciens, proposait des exercices pratiques au germanisme adulte ; et les « citoyens du monde, » affirmant leur souveraineté sur un certain nombre de Français, allaient en faire des sujets de l’Empire allemand. M. de Bismarck, hautement, donnait à cette vicissitude nouvelle de l’histoire le caractère et la portée d’une vengeance : c’est parce qu’il se souvenait d’avoir vu, jadis, sous le premier Empire, son berceau, là-bas, au fond de la Poméranie, brisé par nos soldats et la montre de son père volée, qu’il justifiait, en présence de Jules Favre, les cruautés de la guerre[1]. La politesse qui s’impose aux vaincus interdisait de faire observer au vainqueur qu’il était né en 1815... Ainsi, c’est à l’application de la loi du talion, s’appuyant sur d’imaginaires souvenirs d’enfance, qu’aboutissait un siècle de spéculations vaguement philanthropiques et formellement cosmopolites.

Une philosophie fort à la mode, dont l’Allemagne nous avait révélé la grandeur, nous apportait, juste à point, au nom même du progrès, des maximes d’abdication : pourquoi donc Gambetta

  1. Il faut lire tout ce récit, recueilli sur les lèvres mêmes de Bismarck, dans le livre si sereinement émouvant où M. Cresson, alors préfet de police, vient de raconter Cent Jours de siège (Paris, Plon, 1901).