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son côté, la bonne châtelaine de Nohant ; mais incorrigible en ses illusions, c’était sur l’Allemagne qu’elle pleurait, sur cette Allemagne de convention qu’elle avait longtemps contemplée dans la brume de ses rêves, personne bien née puisque fille de la Réforme, personne bien éduquée puisque écolière de la philosophie, et qui, faisant son entrée dans le monde un peu plus tôt que les Français ne l’eussent pensé, allait couvrir de honte, par sa mauvaise tenue, la mémoire respectée de Luther et d’Hegel. Comment donc se pouvait-il faire qu’une nation de spéculatifs, — bien plus, une nation de luthériens, — commençât à tourner si mal ? George Sand en rougissait, elle s’en affligeait : ce Roon, ce Bismarck et ce Moltke, grands ouvriers de surprises, avaient négligé de. consulter son idéalisme pour construire la réalité. Mais peu s’en fallait que l’inlassable utopiste ne considérât son Allemagne à elle, celle de la poésie, comme plus vraie que la leur, celle de l’histoire.

De fait, les penseurs dont s’honorait l’Allemagne depuis un siècle n’avaient-ils pas, l’un après l’autre, condensé dans quelques formules décisives les aspirations et les doctrines humanitaires, exclusives de l’idée même de patrie ? Les patriotes, pour Herder, étaient des façons de don Quichotte : il qualifiait de barbarisme le duel entre deux patries ; se glorifier de sa nationalité lui paraissait une sottise accomplie, et le patriotisme, pour tout dire en un mot, lui semblait indigne d’un citoyen du monde. Schiller, à son tour, pareil à ces libres penseurs qui réputent la religion bonne pour des enfans, ne permettait qu’aux peuples enfans de s’agenouiller devant l’autel de la patrie : les Allemands devaient se contenter d’être hommes. Où Schiller était tout près de voir une puérilité, Lessing, lui, saluait une « faiblesse héroïque, » et se piquait de « s’en passer volontiers. » Quant à Gœthe, mettant au service de son superbe égoïsme son don naturel de synthèse, il professait que, dans l’histoire des peuples, le patriotisme n’est qu’un accident, et s’attardait à développer l’adage : Ubi bene, ibi patria. Henri Heine, toujours original, rafraîchissait l’aspect du débat : il invoquait l’arithmétique pour établir que l’humanitaire a quarante fois plus de valeur que le patriote, les habitans du reste de la terre étant quarante fois plus nombreux que les Allemands. Qu’était-ce d’ailleurs que l’Allemagne ? Un embryon de l’état de société. Et qu’était-ce que l’humanité ? Un épanouissement de l’état de nature. Ainsi raisonnait-on, dans cette cohorte