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une longue série d’hésitations et de tentatives avant de réaliser la somme de vérité et de beauté dont il est capable. Son chef-d’œuvre, le fameux Rêve de la Chambre rouge, a pour auteur un écrivain anonyme du XVIIIe siècle. Il remplit vingt-quatre volumes in-octavo, ce qui, pour un Européen, ne laisse pas d’en rendre la lecture assez difficile. Mais aussi bien n’est-il pas écrit pour les Européens ; et non seulement M. Giles, en général très sobre d’éloges, ne craint pas de le comparer aux plus parfaits chefs-d’œuvre du roman anglais : l’analyse qu’il nous en fait nous donne clairement l’idée qu’en effet ni Richardson, ni Fielding, ni aucun romancier européen du XVIIIe siècle n’a mis dans ses ouvrages une observation plus minutieuse et plus pénétrante, une psychologie plus fine, un plus habile mélange d’émotion et de fantaisie.


Encore ne pouvons-nous juger du roman et du drame chinois que par des analyses forcément incomplètes ; et tout porte à croire, du reste, que, malgré la brillante exception du Rêve de la Chambre rouge, ce n’est point dans ces deux genres que doit être cherché le véritable génie littéraire de la Chine. Il doit être cherché dans l’œuvre des philosophes et des moralistes ; il doit l’être, surtout, dans l’œuvre des poètes : et sur celle-là le livre de M. Giles, avec l’abondance et la variété de ses citations, nous permet de nous renseigner très suffisamment. Car les Chinois, qui aiment les longs romans, ne souffrent pas, au contraire, qu’on leur offre de longs poèmes. Ils ont bien des épopées, mais écrites en prose. Et, pour un poème, douze lignes leur paraissent la mesure idéale. Ils estiment que, si un poète ne parvient pas à résumer en douze vers ce qu’il a à leur dire, c’est donc qu’il n’est pas assez habile artiste pour donner à sa pensée le relief qui convient, ou encore que sa pensée ne vaut point la peine de leur être dite. J’ajoute que, cependant, la littérature chinoise ne manque pas de poèmes ayant plus de douze vers ; et quelques-uns, parmi les plus longs, sont aussi les plus beaux. Mais les plus longs même ne sont pas si longs que M. Giles n’ait pu nous les traduire en entier : de telle sorte que nous sommes désormais en état, grâce à lui, de comprendre, sinon de sentir et d’apprécier pleinement, ce qui fait la valeur et le charme des poètes chinois.

Ceux-ci, comme je l’ai dit, florissaient déjà au temps de Confucius : mais c’est sous la dynastie des Tang, du VIIe au Xe siècle de l’ère chrétienne, que leur génie, trouvant à son service une forme parfaite, s’est exercé avec le plus de grâce et de liberté. Dans l’étroit espace de leurs douze vers, avec mille contraintes de rythme et de rime (dont aucune