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c’était l’artiste à qui l’auteur réservait un mariage riche ; dans celles de M. Georges Ohnet, c’était le jeune ingénieur. Julien Bréard n’est plus jeune ; mais il porte beau, et les femmes s’emploient pour sa fortune. Ce type du bel homme enrichi par les femmes passait jadis pour assez répugnant. Mais le temps a marché. Il sera le « personnage sympathique » de la comédie moderne.

Jusqu’ici la pièce est restée dans la note de la drôlerie ; il faut maintenant qu’elle tourne au sentiment. Le rire parisien est essentiellement un rire qui se mouille de larmes. Attendez-vous à voir éclater entre les personnages que vous savez une crise d’âme. Je vous préviens que ce troisième acte est l’acte des connaisseurs.

Les affaires de Julien prospèrent. Cet avocat est en passe de devenir député. Mais, à mesure que sa fortune grandit, son amour pour sa maîtresse diminue. Il a maintenant un fort béguin pour une certaine Simone, très belle, très riche, très coquette. Charlotte Lanier s’en aperçoit, elle est jalouse, elle souffre. Or, pour consentir à devenir la maîtresse de Julien, Simone met une condition, c’est que celui-ci aura quitté Charlotte. Que Julien fasse l’amour avec Simone ou avec Charlotte, avec Charlotte ou avec Simone, vous avouerai-je à quel point cela m’est indifférent ? Julien essaie de faire comprendre à Charlotte qu’il faut, non pas se quitter, mais se voir moins souvent. Charlotte va-t-elle récriminer, faire valoir ses droits, poursuivre son infidèle amant de ses reproches ? D’autres, qui auraient l’âme moins haut placée, feraient ainsi. Mais Charlotte a l’âme haut placée. Ce qui caractérise l’ancienne victime de l’employé de la Place-Clichy, c’est le sentiment qu’elle a de sa dignité. Elle a déclaré à Julien, quand ils se sont « mis » ensemble, qu’elle ne serait jamais un embarras dans sa vie et que, le jour venu de l’inévitable rupture, elle saurait s’éloigner décemment, stoïquement et sans phrases, comme doit faire une noble femme, une maîtresse respectable. Julien a pris fantaisie d’aller s’amuser ailleurs ; Charlotte doit s’effacer. C’est le devoir. Elle le sait, et elle expose ses idées sur le sujet avec un sérieux impayable, avec une gravité émue… L’idée du devoir, éclatant tout à coup parmi ces cocasseries, le souffle de la grande tristesse humaine passant sur ces fantoches, c’est la trouvaille !… Elle a été très appréciée. J’entendais autour de moi des murmures d’approbation : « Que cela est joli ! et vrai ! et touchant ! Quelle délicatesse ! C’est Bérénice. » Je vous avertis, car vous pourriez ne pas vous en douter, que la Bérénice ! dont il s’agit est celle de Racine. L’héroïne de la comédie moderne sera donc une Bérénice un peu encanaillée.