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Néanmoins on voit aisément la filiation entre quelques-unes de ses idées et les théories dont s’est le plus bruyamment recommandé le naturalisme. Le « petit fait » est devenu le « document humain ; » et les romanciers naturalistes se sont empressés de croire que la valeur documentaire et la valeur littéraire sont une même chose. Trouvant commode la théorie d’après laquelle le romancier, pas plus que le savant, ne doit se préoccuper du point de vue moral, les naturalistes s’en sont servis pour parer d’un masque superbe leur goût furieux pour l’indécence. Aujourd’hui si le roman, de même que la critique, a chance de se renouveler, c’est en s’écartant des voies où il s’est engagé sur la foi des théories, plus ou moins mal comprises, de Taine.

Souder les sciences morales aux sciences physiques, conquérir à la science la critique et l’histoire, c’est en quoi a consisté l’effort de Taine. il y a déployé de merveilleuses ressources de génie et de labeur. Il a au cours de sa tâche reconnu des provinces nouvelles, atteint à des vérités qui resteront acquises. Écrivain autant que philosophe, et artiste autant que logicien, il a enrichi notre littérature de quelques-unes de ses pages maîtresses. L’œuvre ne pouvait être menée avec plus de décision, plus de persévérance, avec le secours d’une plus riche information. Et c’est pourquoi l’échec en est plus significatif. C’est la conclusion de l’Essai de M. Giraud et on peut s’y associer. « Au-delà ou au-dessus de l’ordre de la nature qu’étudient les sciences positives s’élève et s’étend l’ordre purement humain : dans le domaine de la psychologie et de l’histoire, de l’art et de la sociologie, de la philosophie enfin, les méthodes positives, Taine est là pour le prouver, sont foncièrement inefficaces : on peut les y transporter ; elles auront quelque prise sur ce par quoi l’homme rentre dans la nature, non sur ce par quoi il s’en distingue, c’est-à-dire sur ce qui fait l’homme. » C’est en ce sens que le mouvement de la pensée contemporaine s’écarte de la voie que Taine a suivie. Les méthodes que Taine a empruntées au positivisme d’Auguste Comte étroitement interprété pour les appliquer à l’étude de l’homme sont sans doute très précieuses ; mais à la condition qu’on voie à quoi elles servent : c’est à circonscrire l’objet de la recherche et à montrer très précisément où commence le domaine qu’il nous importerait de connaître et où elles n’ont pas accès.


RENE DOUMIC.