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chemin par le monde, et d’autres en les appliquant pouvaient mesurer où il limitait leur portée. La critique lui doit sans aucun doute les plus grands progrès qu’elle ait accomplis dans le milieu de ce siècle : prenant au pied de la lettre ce qui avait été pour Sainte-Beuve surtout une métaphore, il a fait de la critique une « histoire naturelle des esprits. » Par la théorie de la « faculté maîtresse » et par celle de « la race, du moment et du milieu, » il lui a donné une solide armature scientifique. Toutefois on n’a pas tardé à apercevoir tout ce que la critique ainsi pratiquée laisse en dehors d’elle-même. Faire saillir la faculté maîtresse, ce n’est pas seulement simplifier à l’excès le portrait, mais c’est risquer de le fausser, et c’est un bon moyen pour manquer la ressemblance. L’explication tirée des « grandes pressions environnantes » vaut pour tous les contemporains et ne nous apprend rien sur l’individu. A peu près suffisante quand il s’agit des hommes de talent, elle ne nous apprend rien sur l’homme de génie : et c’est lui seul dont fasse état la littérature.

L’influence de Taine sur le roman n’a pas été moins grande. C’est lui d’abord qui a, pour sa forte part, contribué à relever l’idée qu’on se faisait du roman. Si de nos jours nombre d’esprits sérieux n’ont pas dédaigné de donner à leur pensée la forme du récit romanesque, ils ont ou cela suivi les indications de Taine. C’est lui surtout qui a donné le conseil d’introduire dans le roman les procédés de la critique et partant de la science : « Du roman à la critique et de la critique au roman, la distance aujourd’hui n’est pas grande… Si le roman s’emploie à nous montrer ce qu< ! nous sommes, la critique s’emploie à nous montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leur avenir et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la science. » Quelle influence Taine a-t-il eue sur le roman réaliste ? C’est une question à laquelle il est impossible de répondre avec précision, puisque le mouvement réaliste était déjà commencé à l’époque où Taine a publié ses premiers livres, puisqu’il l’a lui-même en partie subi, et que son rôle n’a pu guère consister qu’à donner aux écrivains contemporains une conscience plus nette de leurs propres aspirations. Mais l’école naturaliste procède entièrement de lui ; et le fameux Essai sur Balzac a été pour elle ce qu’avait été pour l’école romantique la Préface de Cromwell. Assurément il serait bien injuste de rendre Taine responsable des erreurs et des excès du roman naturaliste. Ce n’est pas la faute du penseur si ses idées ont passé par des cerveaux étrangement organisés.