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des lois, il lui interdisait de préférer et de juger. Non seulement dans la Philosophie de l’art il ne cesse de porter des jugemens, mais il est curieux de voir de quels principes il autorise ces jugemens ; ce qu’il appelle du nom de convergence des effets, ce n’est autre, chose que la perfection de la forme ; et il avoue donc que la science est incapable de rendre compte du mérite tout entier de l’œuvre d’art sans invoquer les considérations de l’esthétique ; c’est un retour au jugement de goût. Mais il y a plus. Taine classe les œuvres d’art d’après la bienfaisance du caractère. « Toutes choses égales d’ailleurs, l’œuvre qui exprime un caractère bienfaisant est supérieure à l’œuvre qui exprime un caractère malfaisant. » Avec ce critérium c’est la morale qui rentre dans l’esthétique. Et Taine témoigne à son tour de la parenté de l’art et la morale.

Il lui restait une dernière étape à franchir. La commotion violente qu’il reçut des événemens des années 1870 et 1871 le détermina à passer à l’action. Il avait assisté au triomphe brutal de la force. Il avait vu en pleine civilisation réapparaître la barbarie primitive, et se déchaîner, à la faveur de la guerre civile, le « gorille féroce et lubrique. » Il lui sembla que les temps étaient finis de la spéculation désintéressée ; il lui fut désormais impossible de se tenir dans l’attitude du chercheur indifférent aux conséquences des doctrines et aux effets qu’elles produisent dans la pratique. Dès lors il cesse d’être le naturaliste uniquement soucieux de classer les espèces, pour devenir le médecin appelé en consultation et qui s’efforce d’être utile. Un pur déterministe n’aurait vu, dans la chute de l’ancien régime, dans l’établissement du gouvernement révolutionnaire, dans l’avènement de l’Empire qu’une succession de faits inévitables : Taine parle de fautes et de crimes. Un zoologiste eût catalogué avec une curiosité amusée les monstres humains que la tourmente amène à la surface de l’histoire : Taine s’indigne contre eux. Il n’assiste pas aux spectacles de la Terreur comme il avait fait à ceux des révolutions d’Italie et d’Angleterre et tout ce qu’il avait goûté si fort chez les condottières du XVe et du XVIe siècle, il le déteste chez Napoléon. C’est que, dans les erreurs de la France d’hier, il voit se préparer les souffrances de demain. C’est que, maintenant, il se met tout entier dans son œuvre, esprit et cœur, raison et sensibilité, et que, pour être un savant, il ne se croit plus obligé de cesser d’être un homme. Telle est la façon dont s’est opéré chez Taine le changement : ce n’a pas été par développement ou par évolution, mais en quelque sorte par reprises.

En même temps que Taine poursuivant son œuvre y faisait rentrer des élémens qu’il avait au début éliminés, ses idées faisaient leur