Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sens, une application de la théorie positive selon laquelle l’évolution des arts et des littératures est régie par des lois nécessaires qui la font solidaire de celle des mœurs, des institutions et des croyances. La théorie du « moment » et du « milieu, » qui est capitale dans l’œuvre de Taine, n’était certes pas inconnue au XVIIIe siècle. Mais c’est Comte qui l’a généralisée en rapprochant Lamarck de Montesquieu ; c’est lui qui a enseigné à Taine la définition générale, à la fois biologique et sociale, de l’idée de milieu[1]. » Entre le courant venu de Condillac et la rencontre avec le positivisme d’Auguste Comte, la part de l’hégélianisme chez Taine se rétrécit singulièrement. C’est Renan qui chez nous continue et vulgarise la philosophie de Hegel. A Taine appartient la diffusion parmi nous des idées positivistes. Comte n’était à aucun degré un écrivain, et il était médiocrement muni de culture générale. Taine va prêter aux idées positivistes l’éclat de son style. Il va appliquer la méthode positiviste à la critique, à l’histoire de la littérature, à celle des beaux-arts, à l’histoire générale. Tout ce qu’on peut en tirer pour ce genre d’étude il l’a montré dans un chef-d’œuvre : l’Histoire de la littérature anglaise.

À ce moment, le système de Taine est complet, c’est alors qu’il va commencer à se désorganiser. Parlons plus juste : Taine n’a jamais traité de littérature et d’histoire que pour éprouver ses idées : il va mieux apercevoir les limites, au-delà desquelles ces idées deviennent impuissantes, à mesure qu’il prendra une plus exacte connaissance des conditions de l’œuvre d’art et qu’il aura une expérience plus directe de la vie. C’est ce qu’a bien montré M. Giraud, et c’est la partie la plus intéressante ; de son Essai. Longtemps, en effet, enfermé dans son immense labeur, Taine n’a guère vécu que dans le domaine de l’abstrait : il n’a aperçu la réalité qu’à travers les livres, l’humanité qu’à travers ses formules. Il a eu dans les idées abstraites une foi absolue. Il a cru non seulement que la science peut tout expliquer, mais qu’on peut jusqu’au bout envisager les choses de la vie du seul point de vue du savant. La vérité scientifique, dit-il, n’est ni gaie ni triste ; les lois des choses ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises : et il raille ceux qui, affirmant qu’une doctrine est vraie parce qu’elle est utile ou belle, la rangent ainsi parmi les machines de gouvernement ou parmi les inventions de la poésie. Ne pas dépasser ce point de vue, ne pas apercevoir quelque jour de combien la réalité déborde les définitions de la science abstraite, c’est le cas de certains

  1. L. Lévy-Bruhl, la philosophie d’Auguste Comte, Introduction ; 1 vol. in-8 (Alcan).