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plainte, qui ne fut pas consolée, et cette double question, à laquelle il ne fut jamais répondu !

Maintenant, tous ceux que le musicien russe a chantés ne sont plus. Mort le tsar Boris ; morls « les vieux croyans, » dont le dernier acte de Khovantchina vit le supplice. Le paysan dort sous la neige ; les ossemens des guerriers blanchissent le champ de bataille, et, dans « la maison sans enfans, » le petit lit est vide. Enfin il expire lui-même, le créateur douloureux de tant de douloureuses créatures, et voici qu’entre les murs blancs de sa chambre, entre les rideaux blancs de son lit d’hôpital, toutes ces morts semblent revenir, pour se rassembler et se fondre en sa seule mort.

Dans le simple et noble livre qu’il vient de consacrer à Pasteur, M. Vallery-Radot a rappelé l’inscription qu’on peut lire sur le socle d’une statue de Perraud, le Désespoir : « Ahi ! null’ altro che pianto al mondo dura. » Le musicien, comme le statuaire, n’estima rien aussi durable en ce monde que les pleurs. Rien aussi réel non plus, et ce qu’il faut entendre après tant de choses, plus que toute chose peut-être, par le réalisme de Moussorgski, c’est la vision désolée et funèbre de la réalité.

« Je ne me souviens pas d’une Muse aimable et caressante, chantant de douces chansons au-dessus de moi… Celle qui m’a opprimé de bonne heure, c’est la Muse des sanglots, du deuil et de la douleur, la Muse des allâmes et des mendians… Ses chants simples ne respirent que le chagrin et une plainte éternelle. » Ces paroles de Nekrassof, le grand poète réaliste, il faudrait les graver sur la tombe du grand musicien réaliste Moussorgski.


CAMILLE BELLAIGUE.