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à son origine et dans sa faiblesse, le musicien a compris la foule, c’est-à-dire la nature encore, mais dans sa force. Cette force, il est vrai, peut être faite de douceur et surtout de douceur religieuse. Le mysticisme ne fut jamais incompatible avec le réalisme russe ; on pourrait plutôt soutenir qu’il en est inséparable. Moussorgski a concentré ce sentiment en deux de ses personnages : le moine Pimène, de Boris Godounof, et Dosithée, le chef des Raskolniki (vieux-croyans), dans Khovantchina. L’une et l’autre figure sont égales par la foi, le recueillement et le détachement, par je ne sais quel mélange d’héroïsme et de suavité. Je ne connais rien de plus admirable, en ce genre, que le monologue de Dosithée près de mourir avec ses frères, au dernier acte de Khovantchina ; rien, sinon le récit évangélique de Pimène révélant devant Boris et les boïars assemblés le crime de Boris lui-même, le miracle accusateur accompli sur la tombe de la victime et la vue rendue à un berger aveugle par l’ombre du tsarevich assassiné.

Cet état de contemplation et presque d’extase, cette espèce de ferveur sans violence, il arrive que Moussorgski l’étend soit à des groupes élus, soit à la foule elle-même. Il a mis en scène, au premier tableau de Boris Godounof, les Kaliéki Perekhojié, ces rapsodes errans qui parcourent la lîussie en chantant les ancêtres, les héros et les saints. Le biographe de Moussorgski nous donne quelques détails sur l’origine et sur l’existence des mélodieux et misérables pèlerins. « Lorsque Christ remonta aux cieux, la confrérie des humbles s’éplora, les pauvres du Seigneur, les aveugles, les boiteux s’éplorèrent : « Ah ! vrai Christ ! Tsar des cieux ! de quoi, pauvres, serons-nous nourris ? de quoi, pauvres, serons-nous vêtus, chaussés ? » Alors, Christ, tsar des cieux, leur dit : « Ne pleurez pas, vous, pauvres du Seigneur ! Je vous donnerai une montagne d’or, je vous donnerai un fleuve de miel. Vous serez nourris et abreuvés, vous serez vêtus et chaussés ! » Alors Jean, parole de Dieu, dit : « Ne leur donne pas une montagne d’or, ne leur donne pas un fleuve de miel : les forts, les riches les leur prendraient. Il y aurait là des morts d’hommes, il y aurait là du sang répandu. Donne-leur ton saint nom. Qu’ils le redisent, qu’ils le glorifient ! ils seront nourris et abreuvés, ils seront vêtus et chaussés. » Alors Christ, tsar des cieux, dit : « Jean, parole de Dieu, tu as vu la parole, tu as dit la parole. Que ta bouche soit d’or, Que dans l’année tes fêtes