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puisse la rapporter. Elle est vraiment une forme première, une « forme vierge. » Quand elle frappe l’air, il semble que l’air n’ait jamais été frappé ainsi. Elle étonne les échos mêmes de son pays. « Où donc, demande un vieux texte russe, où donc avez-vous pris ces chants ? Sont-ils tombés du ciel ou nés dans la forêt ? » Ils sont tombés, ceux de Moussorgski du moins, d’un ciel glacial et sombre ; ils sont nés dans la forêt dont parle le poète :

Sauvage, âpre et forte, et si amère, que la mort l’est à peine davantage…


Questa selva selvaggia, ed aspra, e forte,
Che nel pensier rinnova la paura,
Tanto è amara, che poco è più la morte.


Ainsi la mélodie de Moussorgski ne vient pas seulement du peuple, mais de la terre russe, et les choses, comme les êtres, ont mis en elle un peu de leur réalité.

Populaire et naturelle par la mélodie, cette musique lest également par les modes. Ainsi que la plupart de ses compatriotes, l’auteur de Boris Godounof et de la Chambre d’enfans tente de restituer les modes antiques. Il prétend rompre ou du moins élargir, avec leur secours, la trop étroite alternative où le majeur et le mineur nous tiennent depuis si longtemps enfermés. Et cette tentative ou cette tendance trahit encore un esprit de retour à l’instinct et à la nature, puisque c’est selon ces modes anciens, oubliés ou méprisés par les savans et les superbes, que les humbles et les ignorans n’ont jamais cessé de chanter.

Moussorgski veut le rythme aussi libre que la mélodie. Il use volontiers de la mesure à cinq temps (Chanson de l’innocent). Celle même à sept temps ne lui fait pas peur (voyez la sauvage et grandiose Invocation au Dnieper). Dans une pièce de la Chambre d’enfans (Avec Niania), qui n’a que cinquante-trois mesures, le rythme change vingt-trois fois. C’est encore, c’est toujours pour faire la musique plus ressemblante ; non seulement à nos passions, mais à nos discours. « L’art, écrivait Moussorgski, est le moyen de converser avec les boni mes. Il n’est pas un but. Partant de ce principe que la parole humaine est soumise à des lois musicales, je vois dans la musique non seulement l’expression des sentimens au moyen des ( ? ) s, mais