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— Lermontof et moi, rétorqua Moussorgski avec humeur, cela fait deux. C’était peut-être un homme à accommodemens. Moi, je ne le suis certainement pas. Le service m’empêche de travailler comme il faut[1]. »

Il quitta donc le service. En 1859, Borodine le rencontra pour la seconde fois. « Ce n’était plus le bel adolescent que j’avais connu chez. Popof. Il avait pris de l’embonpoint et perdu sa belle prestance. Il avait cependant conservé le même soin de sa personne. Ses manières d’être n’avaient pas changé, et sa fatuité’ avait même atteint peut-être un degré de plus. Présentés l’un à l’autre, nous n’eûmes pas de peine à nous reconnaître.

Moussorgski m’avoua qu’il n’avait donné sa démission que pour s’occuper de musique. Ce fut notre principal sujet de conversation. J’étais alors enthousiaste de Mendelssohn ; Schumann m’était inconnu. Moussorgski fréquentait déjà Balakiref et avait la tête pleine d’une foule d’œuvres nouvelles dont je n’avais aucune idée.

On nous pria d’exécuter à quatre mains la symphonie de Mendelssohn en la mineur. Moussorgski fit d’abord quelques difficultés et demanda qu’on lui fît grâce de l’andante, qui, d’après lui, n’était pas symphonique et ressemblait plutôt à une romance sans paroles, orchestrée.

Nous jouâmes la première partie et le scherzo. Moussorgski se mit ensuite à parler avec enthousiasme des symphonies de Schumann. Il joua des fragmens de la symphonie en mi bémol majeur, puis s’arrêta court en disant : « Ici commencent les mathématiques. »

Tout cela était très nouveau pour moi et me séduisit tout d’abord. Voyant que j’y prenais goût, il exécuta d’autres œuvres récentes, et je ne tardai pas à apprendre que lui-même était compositeur, ce qui ne fit qu’augmenter l’intérêt que sa personnalité ; éveillait en moi. Il me joua un scherzo de sa composition ; mais, arrivé au trio, il murmura entre ses dents : « Ceci est oriental. »

Ces formes musicales, nouvelles pour moi, m’étonnaient. Je ne puis dire que j’y pris tout d’abord grand plaisir. J’étais déconcerté ; mais, à force d’écouter, je ne tardai pas à les apprécier et à y trouver un certain charme[2]. »

Moussorgski s’étiiit vainement flatté d’être libre. Il allait

  1. Cité par M. d’Alheim.
  2. Cité par M. Habets (Alexandre Borodine).