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l’un que pour l’autre. Eprouvant tous deux le même besoin d’expansion, nous nous mîmes à causer et nous ne tardâmes pas à sympathiser. Le même soir, nous fûmes invités chez le médecin principal de l’hôpital. M. Popof avait une fille à marier et invitait souvent les médecins et les officiers de service.

« Moussorgski était ce qu’on appelle un bel officier, élégant de personne et de mise : petits pieds, chevelure soignée, ongles corrects, mains aristocratiques, maintien distingué, conversation recherchée. Il parlait du bout des lèvres et parsemait son discours de phrases françaises, un peu prétentieusement. Il y avait bien dans tout cela une nuance de fatuité, mais très fugitive et tempérée par une éducation tout à fait distinguée. Choyé des dames, il se mettait au piano pour jouer avec grâce et douceur des fragmens du Trovatore ou de la Traviata, ravi d’entendre son auditoire féminin chuchoter en chœur ses louanges[1]. »

Le portrait surprend un peu. Ce n’est pas ainsi qu’on se figure Moussorgski d’après ses œuvres. On imagine malaisément sous l’aspect d’un amateur de salon, d’un petit-maître, parlant « du bout des lèvres, » le maître sauvage, qui chanta du fond de son âme, de son âme sombre et. désolée. Un seul détail n’étonne pas et semble un présage : cette première entrevue à l’hôpital, entre les « murs tout blancs, murs blafards » d’une chambre pareille à celle où Moussorgski devait mourir un jour.

La vie militaire ne tarda pas à lui peser. Il craignait qu’elle n’étouffât en lui une autre vie, qu’il sentait s’éveiller et brûlait de répandre. Introduit chez Dargomijski, le fondateur et le chef de l’école russe contemporaine, il y rencontra Balakiref et M. César Cui. Le premier allait devenir son professeur de composition et d’harmonie ; l’un et l’autre, avec M. Rimsky-Korsakof, devaient être ses amis fidèles. Je n’ajouterai pas : ses rivaux ; car on assure que les musiciens russes, originaux en tout, ne connaissent point, l’envie.

La famille de Moussorgski, ses camarades eux-mêmes, rengageaient fort à ne pas donner sa démission.

« Lermontof, lui dit un jour M. Stasof, le critique. Lermontof n’a-t-il pu, tout grand poète qu’il était, rester officier de hussards et faire son devoir comme un autre ? Les revues, les exercices, les gardes ne tuent pas le talent.

  1. Alexandre Borodine, par M. Alfred Habets ; 1 vol. chez Fischbacher, 1893.