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effacer la trace qu’ils laissaient dans l’histoire de sa pensée. Si nous savions leur nom, tout ce que nous parviendrions à connaître sur eux s’ajouterait en quelque sorte à la psychologie du poète et à la matière première de son œuvre littéraire. Mais, tout anonymes qu’ils soient, ils ne sont pas pour nous des inconnus, encore moins des fictions. Shakspeare les a idéalisés deux fois, et parce qu’il les a aimés, et parce qu’il a incarné en eux les dogmes poétiques qui avaient séduit son imagination. Et je serais tenté d’ajouter qu’il les idéalisait encore rien qu’en les touchant de son génie. Lorsqu’ils le trompèrent, il avait appris à les connaître. Il leur pardonna, et le pardon, c’est déjà de l’indifférence. La femme ne valait pas la peine d’être haïe ; l’homme méritait-il d’être aimé ? A l’aide de mille sophismes, le poète essaya de faire survivre l’amitié à l’amour et nul ne peut dire combien de temps se prolongea ce douloureux effort. Ainsi jusqu’au jour où il s’aperçut que cet ami était un luxe trop coûteux pour un humble comédien :


Farewell : thou art too dear for my possession.


Peut-être ne fut-ce encore qu’une fausse sortie, mais l’adieu définitif ne vint jamais. L’amour avait péri de mort violente ; l’amitié dut mourir d’inanition. Et ce fut la fin. Quant à la Religion du Beau, qui avait l’euphuisme pour rituel, ce n’était décidément qu’une gymnastique, mais Shakspeare lui devait la souplesse de ses facultés intellectuelles.

Voilà ce que nous racontent les Sonnets. Commencés, en pleine jeunesse, sous l’influence de Pétrarque et de Sidney, ils laissent Shakspeare en possession de lui-même et déjà tourné, prématurément, vers le morne horizon du déclin. Ils nous conduisent de Biron à Bornéo et de Roméo à Hamlet ; ils nous font pressentir Prospero. Ils éclairent la vie mentale encore plus que la vie réelle du poète. Si on les lit de cette manière, si on les comprend ainsi, oui, les Sonnets sont une confession.


AUGUSTIN FILON.