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et dans la mélancolie du soir. Ainsi l’âme de Shakspeare dans les Sonnets.

Quelquefois le sujet du sonnet n’est rien, ou moins que rien : un vulgaire calembour[1] diversifié, retourné, torturé de dix manières. Ou bien, c’est un de ces mille incidens dont est faite la vie de toutes les amitiés en ce monde. Par exemple, le sonnet LVI veut dire : « Vous êtes fatigué. Reposez-vous : vous serez plus frais demain. » Le sonnet LVI est une excuse affectueuse. « J’ai peur de vous avoir fait attendre. » Ce serait à peine un texte suffisant pour un petit bleu, pour un billet du matin, griffonné sur une carte de visite. Ces bagatelles deviennent énormes comme des bestioles ou des poussières végétales vues au microscope.

Quelquefois, c’est le contraire. Le sonnet condense et contracte en quatorze vers une vue de l’Univers physique et métaphysique, une conception de la vie, une théorie de l’âme, toute une philosophie en raccourci. J’ai déjà indiqué les sonnets où il est fait allusion à l’âme du monde et à la théorie des cycles. Les sonnets XLIV et XLV ont un caractère encore plus décidément scientifique. L’homme est formé de quatre élémens : la terre, l’eau, l’air, le feu. Les deux premiers sont grossiers, lourds, immobiles. L’air est de la pensée et le feu est le désir, mais l’épithète de purging (qui purifie) indique clairement de quel désir il s’agit. C’est la puissance motrice de l’Amour, qui transporte l’âme vers un certain objet, cette force d’attraction dont le poète nous parlera encore dans un autre sonnet pour se demander si elle réside dans l’objet attirant ou dans l’âme qui est attirée. Songer à l’ami qui est loin semble une action toute simple. Pourtant est-ce autre chose que se transporter auprès de lui par la pensée ? et quel plus grand prodige que celui-là ! Si nous n’étions que pensée, nous nous transporterions en fait, tout entiers, auprès de l’absent. Le grand poète est fasciné et médite sur ce miracle de l’Amour comme son Hamlet méditera sur le mystère de la Mort. Une question analogue se pose, dans d’autres sonnets, à propos du rêve. Qu’est-ce que le rêve ? Est-ce, de toutes les opérations de l’esprit, la plus spontanée, la plus indépendante, celle qui est le plus strictement circonscrite dans les limites du moi intérieur ?

  1. Voyez, dans la Fortnightly Review de février 1899, une très intéressante dissertation de M. Sidney Lee sur les divers sens que présentait, à la fin du XVIe siècle, le mot will sur lequel Shakspeare joue dans un de ses sonnets.