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certains cas, la pensée rebondit inopinément et l’idée indiquée par l’envoi devient, à son tour, le thème du sonnet suivant. Nous avons ainsi des sonnets jumeaux qui marchent, gracieusement enlacés, s’appuyant l’un sur l’autre ; le premier-né est plus fougueux ou plus tendres ; le second, à l’air plus sage et plus profond, nous livre la pensée définitive du poète.

Outre cet accouplement qui ne peut échapper à aucun lecteur, il est évident que les Sonnets se rangent d’eux-mêmes en trois divisions : sonnets à l’ami, sonnets à la maîtresse et, enfin, sonnets de pure fantaisie littéraire. Ceux-ci sont au nombre de deux et portent les numéros CLIII et CLIV. Je dirai ici pour n’y plus revenir qu’ils sont traduits, ou imités, de quelque anthologie grecque et traitent-le même sujet : l’Amour volé. Le premier est une esquisse, le second est parfait dans sa grâce mignarde et subtile.

Ces trois divisions, qui s’imposent, ne sont pas les seules. Les sonnets à l’ami, qui composent les cinq sixièmes de l’œuvre totale, se répartissent en cinq ou six groupes. Ce sont les exhortations au mariage, les sonnets où le poète se pose en mentor et gronde doucement ; ceux où il se flagelle lui-même et se déclare indigne d’être aimé ; enfin, les sonnets jaloux, qui sont de toutes sortes : jalousie contre les femmes, contre le monde, contre les poètes rivaux. Cette classification, introduite par les premiers éditeurs et que, de notre temps, on a essayé de rectifier, a un grand défaut : elle laisse dans l’ombre le seul point important, la succession chronologique des Sonnets. Il faut s’y résigner, accepter cet ordre apparent, qui n’est que du désordre et qui rapproche des vers écrits sous des inspirations et à des époques différentes. Ces vicissitudes ont leur charme et l’on prend un étrange plaisir à s’abandonner à ces capricieux courans, à flotter, pour ainsi dire, à l’aventure, sur la pensée de Shakspeare. Le poète parle de ses vers comme d’informes ébauches ; ailleurs, il affirme que ces vers vivront à jamais et donneront l’immortalité. Il semble un coupable qui implore sa grâce et se désole de son indignité ; nous tournons la page, c’est un maître indulgent qui pardonne. Nous croyons entendre l’accent de la jeunesse, aux sens vibrans, à l’imagination ardente, et voici que le jeune homme se change en un vieillard ironique et désenchanté. Le même paysage varie avec les heures du jour et les saisons de l’année ; il diffère de lui-même dans la gaieté du matin