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rêveries. Nous sommes ici au seuil d’un monde extraordinaire et, bien que nos âmes, usées par l’égoïsme et l’ambition, brûlées de désirs, alourdies de positivisme, ne puissent s’y frayer leur chemin qu’avec une peine infinie, il faut y pénétrer, car, en vérité, Shakspeare a passé par là. Qui l’aime l’y suive !

Nous avons pour guide un petit livre de M. Richard Simpson, intitulé Philosophy of Shakspeare’s Sonnets et publié en 1868. Ce volume n’a que quatre-vingts pages ; mais c’est un des plus pleins et un des plus neufs que j’aie jamais eu la bonne fortune de rencontrer. M. Simpson commence par nous apprendre ce que c’est qu’un sonnet pour les hommes de la Renaissance. Ce n’est pas un exercice littéraire, un jeu prosodique ; c’est quelque chose d’étrange et de compliqué, le mélange de deux élémens qui, au premier abord, sembleraient ne pouvoir jamais entrer en composition : d’une part, une confession autobiographique, un cri de passion ; de l’autre, une leçon de philosophie, un théorème, sous forme symbolique. Le sonnettiste est un professeur d’idéal : il chante et il enseigne à la fois comme le Vates des temps orphiques. Avec lui, nous gravissons, d’échelon en échelon, l’échelle d’amour qui conduit de la contemplation de la Beauté physique à la possession de l’impérissable et immortelle Beauté qui est la Vérité visible et la face du divin. C’est dans cet esprit qu’on lisait les sonnets de Dante, de Pétrarque, de Casa, et que cent commentateurs en couvraient les marges de subtiles et ingénieuses scolies. On y cherchait bien moins des révélations sur tel ou tel épisode de leur vie intime que des lueurs dont devait s’éclairer la route de l’âme dans sa vertigineuse ascension vers la souveraine Beauté.

L’échelle d’amour ! Ce n’est pas une métaphore, c’est une doctrine, une classification. Il y a les trois échelons d’en bas, qui appartiennent à l’amour d’imagination, et les trois échelons d’en haut, qui sont ceux de l’amour idéal. Benedetto Varchi, dans ses Lezioni d’Amor, publiées en 1561, professe que l’amour est de trois sortes. Il peut s’adresser à l’esprit tout seul, ou au corps tout seul, ou à tous les deux ensemble. L’amour intellectuel est appelé bon génie ; l’amour animal, mauvais génie. Quant à l’amour mixte, c’est l’amour ordinaire, qui est abandonné au peuple et qui sert à perpétuer notre humanité. Mais les âmes d’élite, les seules qui donnent du prix à la terre, doivent s’efforcer d’opérer le divorce de l’animalité et de l’intellectualité. En effet, le véritable