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hautement en faveur de la « personnalité » des sonnets. Et, quand François-Victor Hugo, dans sa belle édition de Shakspeare, embrassait avec tant d’ardeur la même cause, il est permis de penser qu’un autre grand poète, témoin et inspirateur de ces efforts, en approuvait la tendance. Après tout, les poètes sont peut-être mieux placés que les critiques pour comprendre les poètes.

Mis en éveil par le mot de Wordsworth, une nuée d’érudits abordèrent, chacun à leur manière, le problème des sonnets. Le premier point était, pensèrent-ils, de découvrir qui était l’adolescent dont Shakspeare a célébré la beauté et qui était la « dame brune » à laquelle sont adressés les sonnets CXXVI-CLII. Convaincus que la solution de l’énigme se trouvait dans la dédicace de Thorpe placée en tête de l’in-4o de 1609, ils se mirent à lire et à relire cette dédicace. Et plus ils la lisaient, moins ils la comprenaient, si bien que les lignes se brouillaient devant leurs yeux éblouis et qu’ils vinrent à donner aux mots les plus simples les sens les plus détournés et les plus contradictoires. Qui pouvait bien être ce mystérieux Mr W. H. « the only Begetter of the Sonnets ? » Comment traduire ce mot begetter ? Le sens ordinaire du verbe to beget est : enfanter. Le begetter des sonnets serait donc l’écrivain qui les a composés. Mais, qu’on relise la dédicace citée plus haut, et l’on se convaincra que cette interprétation est inadmissible, car, si le begetter est Shakspeare en personne, le double galimatias de Thorpe reviendrait à ceci : « l’éditeur des sonnets souhaite à Shakspeare l’immortalité promise par Shakspeare. » Cette énormité a paru très acceptable à l’Allemand Barnstorff, qui la justifie en interprétant les initiales W. H. par William Himself. L’idée de dédier les sonnets à « Monsieur William Lui-même » est trop bouffonne pour appeler une réfutation. La grande majorité des commentateurs a vu dans le begetter l’inspirateur de ces petits poèmes d’amoureuse amitié et, alors, la dédicace devient presque grammaticale et à peu près raisonnable ; surtout si l’on adopte l’amendement proposé par M. Lichtenberger dans sa thèse latine De Carminibus Shakspeari, soutenue devant la Faculté de Paris en 1877, c’est-à-dire si l’on entend par the insuing Sonnets, la première série de vingt et quelques sonnets, où le poète engage son ami à se marier pour perpétuer sa beauté dans un fils semblable à lui. Ainsi s’explique la promesse d’immortalité qui revient si souvent dans ces sonnets. Mais ce W. H. qui les a inspirés, qui