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homme. Moins on en parlera, mieux cela vaudra. Il est évident que les éditeurs du XVIIIe siècle envisagent ces sonnets où nous allons trouver la plus pure essence de son génie et de son âme, la fleur de son souverain pessimisme, à peu près sous le même jour que les saletés de Catulle et d’Horace. Steevens les exclut, bravement, et déclare « qu’un acte du Parlement ne le forcerait pas à les admirer. »

Pendant longtemps on avait cru ou l’on avait feint de croire, contre toute vraisemblance, que les sonnets étaient tous adressés à une femme. L’erreur était si manifeste, si grossière, qu’il fallut enfin l’abandonner à moins d’avouer qu’on n’avait même pas lu les poèmes dont on parlait. Chalmers fit un effort désespéré pour sauver la réputation de Shakspeare. Il imagina que ces sonnets étaient écrits pour Elisabeth, mais qu’ils s’adressaient, pour la plupart, non à la femme, mais au souverain ; d’où la forme masculine donnée par le poète au destinataire de ces poétiques messages. Shakspeare la pressait de se marier afin de transmettre à une autre génération la vivante image de sa beauté et il comptait sur ce bel argument pour convertir à la vie matrimoniale une vieille fille de soixante-cinq ans qui, quarante années plus tôt, avait fait la sourde oreille aux prières de son Parlement et de son peuple, aux considérations politiques de ses conseillers et aux avances de tous les princes de la chrétienté. Inutile d’ajouter que la thèse de Chalmers ne fut pas adoptée. On continua à hocher la tête à propos des sonnets. « Quel dommage qu’un si grand génie !… » Hallam déplorait les sonnets tout en les admirant ; Guizot les traduisit la rougeur au front. Enfin, M. Gerald Massey, un des plus patiens, un des plus dévoués, un des plus érudits et un des plus insensés parmi les commentateurs de Shakspeare, car il ne semble avoir tant multiplié les recherches et entassé les documens que pour se livrer, sans aucun contrôle, à sa fantaisie et à son imagination, M. Gerald Massey soulagea d’un grand poids la conscience anglaise en « désinfectant, » c’est lui-même qui s’en vante, les sonnets de Shakspeare. Le procédé de désinfection consistait, tout simplement, à diviser arbitrairement les sonnets en « personnels » et en « dramatiques. » Etaient personnels tous ceux qui, d’après le code moral de M. Massey, étaient compatibles avec la dignité et la vertu de Shakspeare. Tous les autres étaient dramatiques en ce sens que, dans les sonnets comme dans les drames, il exprimait des sentimens