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Son physique malingre et presque minable étonnait ; son regard domptait. « Des joues creuses, un visage pâle, un front austère, » paraissaient déceler « un génie méditatif et ardent, redoutable aux ennemis de son pays[1], » et avec cela il avait des loquacités, des familiarités câlines qui mettaient à l’aise, des fougues subites et des pétulances de petit Corse resté très près de la nature. Son verbe toujours original et direct tranchait sur la flasque phraséologie de l’époque. Curieux, questionneur, excellant à susciter des idées, à s’approprier celles d’autrui et à les reproduire en les marquant d’une touche supérieure, il s’instruisait infatigablement en donnant l’impression de tout savoir. De l’avoir écouté, chacun se sentait prodigieusement intéressé, réconforté et comme revivifié ; la surabondance de vie qui éclatait en lui se communiquait aux autres. Dans son accueil, dans son langage, il y avait quelque chose de fier, et de simple, d’alerte et de vibrant, de viril et déjeune ; il dira bientôt : « Venez à moi ; mon gouvernement sera le gouvernement de la jeunesse et de l’esprit[2]. » C’étaient aussi des sincérités pleines de finesse et des aveux qui déconcertaient la critique ; il était le premier à convenir des fautes commises à Saint-Cloud, à reconnaître qu’il avait mal parlé devant les Anciens, qu’il avait déclamé à tort et à faux, qu’il avait « fini par une mauvaise phrase : la fortune et le dieu de la victoire sont avec moi… Les Français ont le tact des convenances, et à peine eussé-je prononcé ces paroles qu’un murmure me le fit sentir. Mais que voulez-vous ? Ils m’ont gâté le long de la route. Ils m’ont tant répété ces mots de Marseille à Paris, qu’ils me sont restés. » Ces propos et d’autres du même genre, colportés dans Paris, faisaient fortune. Parfois, en une phrase pittoresque, en une image, il exprimait tout un programme de gouvernement modéré et moyen ; d’un trait, il faisait justice des bruits ridicules, des exagérations et des sottises. Paris s’occupait beaucoup du costume que porteraient les nouveaux chefs de l’Etat, et des projets extravagans naissaient. Certains proposaient de leur donner l’habit à la française en velours blanc, avec l’épée, avec bottines de maroquin rouge, mais de leur infliger la coiffure révolutionnaire, le bonnet phrygien,

  1. Brochure anonyme publiée par le sous-intendant Jullien après une conversation avec Bonaparte ; voyez la Notice biographique composée par Jullien lui-même. Paris, 1831.
  2. Mémoires d’Hyde de Neuville, I, 272.