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Cela est si vrai que ses coopérateurs civils, pendant les journées de Brumaire, dans leurs affiches et brochures, avaient cru devoir l’excuser s’il réformait d’abord le gouvernement pour aller ensuite plus sûrement à l’ennemi et trancher le grand problème ; cela est si vrai que, de tous les écrits composés à l’appui du coup d’État, discours, harangues, proclamations, articles, opuscules, chansons, couplets, il n’en est pas un qui ne Halte l’universel désir et ne place la paix en perspective[1].

Les masses simplistes concevaient Bonaparte comme l’épée protectrice et tutélaire ; pour elles, c’était « le héros, » l’homme des exploits surhumains ; elles ne se l’étaient jamais figuré chef d’État effectif. À le voir entré dans le gouvernement, la population de Paris l’applaudit, parce qu’il la débarrasse des Jacobins ; parce qu’il apparaît resplendissant d’héroïsme et de bonheur ; elle l’applaudit : va-t-elle le suivre ? L’opinion est saisie, éblouie, fascinée : peut-elle se fixer ? Paris est-il susceptible alors de prêter à un gouvernement quelconque l’appui d’une opinion persévérante et soutenue ?

Sur les questions d’ordre intérieur et politique, en dehors de quelques groupes réfléchis ou ardens, il n’existe plus d’esprit public. Alanguissement général, lassitude et dégoût, espoirs fugaces, découragemens immédiats ; dans les classes frivoles et brillantes, une sorte de désespérance joyeuse, un scepticisme gouailleur, une folie de jouissances qui porte à gaspiller le présent sans s’inquiéter du lendemain, sans supposer qu’il puisse y avoir un lendemain ; dans les autres classes, une somnolence douloureuse, des murmures sans révolte, une houle morne de plaintes et de désirs, quelque chose d’inconsistant et de mou qui se dérobe plutôt qu’il ne résiste à la prise gouvernementale : voilà ce qu’était Paris avant Brumaire, voilà ce qu’il redevient très vite après les premières journées, car il n’appartient à personne de supprimer brusquement les causes qui entretiennent cet état d’esprit, c’est-à-dire le souvenir des déceptions passées, des déceptions atroces, et l’accablement des misères présentes. Cependant Bonaparte réussira peu à peu à s’emparer moralement de Paris, avant d’avoir pu lui rendre une existence assurée et normale, avant d’avoir conclu la paix. Il fera ce miracle de substituer, surtout dans le peuple, à la joie précaire des

  1. On vendit dans les boutiques de Paris des effigies de Bonaparte en sucre, avec cette devise : « la France lui doit la victoire et lui devra la paix. »