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Luxembourg, il se rendit d’abord dans l’appartement de Sieyès, avec lequel il s’enferma ; vers midi, les trois consuls traversèrent la cour pour gagner la partie opposée du palais et prendre séance dans la salle où avait siégé le Directoire. La garde était sous les armes ; les tambours battaient, aux champs ; des curieux, amassés aux abords du palais et dans les cours, virent passer ces magistrats au titre nouveau, les Consuls, et les acclamèrent.

Les journaux avaient paru, racontaient en gros l’événement de la veille, se réservant de donner plus tard beaucoup de détails, vrais ou controuvés. Les journaux amis du coup d’Etat encensaient les vainqueurs ; les journaux jacobins s’abstenaient de commentaires ; l’un d’eux avait le courage de dire que la prétendue blessure de Bonaparte avait été inventée pour les besoins de la cause. La police n’avait pris aucune mesure contre la presse, dédaignait d’inutiles rigueurs, évitait de contrarier les habitudes de la cité et le train ordinaire de la vie. Les boutiques étant fermées en ce jour légalement férié, les travaux suspendus, la population se promenait par les rues et circulait tranquille. Le temps était doux et pluvieux. On s’attroupait devant les affiches officielles et officieuses, plaidoyers en faveur du coup d’Etat : une proclamation de Bonaparte, une proclamation du ministre de la Police donnaient créance à la fable des députés assassins et à la légende des poignards. Les troupes continuaient d’occuper les points stratégiques, l’appareil militaire restait très visible. Le bruit courait que les Jacobins ne renonçaient pas à la lutte et préparaient un mouvement dans les faubourgs. Cette appréhension se dissipa bientôt ; la masse ouvrière ne prenait point, parti. Huit mois plus tard, il y aurait descente des faubourgs en faveur de Bonaparte, — nous verrons dans quelles circonstances. Actuellement, les faubourgs demeuraient inertes ; sans aider en rien, ils laissaient faire.

A l’intérieur de la ville, la satisfaction se peignait à peu près sur tous les visages. C’était une détente, un allégement universels. Ces Jacobins qui depuis cinq mois circonvenaient et opprimaient le pouvoir, ces hommes d’anarchie et de violence, on jouissait de les voir brusquement comprimés, refoulés, renfoncés dans leur antre. Le Directoire ne laissait aucun regret ; la constitution en laissait peu. Les amis sensés de la Révolution, les patriotes sages, voulaient croire que la République, sous l’inspiration de Sieyès et l’égide de Bonaparte, trouverait le salut