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leurs ténèbres l’obscurité de la nuit semblait presque un demi-jour. « C’est là, songea Naô, que d’ici quelques heures se décidera mon sort. » Il entrevit à sa gauche pressés les uns contre les autres des fantômes noirs de statues, de lanternes, de cippes funéraires. Devant lui, près du temple fermé, une faible clarté brillait entre les interstices de la porte du prêtre. Un petit bonze l’entrouvrit :

— Que voulez-vous ? dit-il. Venez-vous pour des funérailles ?

— Je suis un samuraï qui fait son voyage d’études.

— Dieu vous protège ! Mais il nous est défendu de loger des samuraïs.

— Ne pourrais-je parler au chef de votre église ?

— Notre chef est à Kamakura.

— Je ne vous ai point dit la vérité : je venais lui demander des prières et lui offrir dix yen pour l’entretien de son église.

Aux dix yen, le petit bonze se confondit en salutations.

— Attendez, monsieur. Ne vous en allez pas ! Un instant !

Il disparut et le plancher cria bientôt sous les pas appesantis d’un vieux bonze qui s’avançait aussi vite que le lui permettait sa vénérable caducité.

— Soyez le bienvenu, dit-il en plongeant par trois fois sa tête dans son éventail ouvert. Vous désirez nous offrir de l’argent : c’est bien agir.

— Je vous croyais à Kamakura, dit Naô.

— Pardonnez-moi mon impolitesse, mais il vient tant de gens nous demander l’hospitalité que j’ai recours à ce subterfuge. Daignez entrer.

Naô lui présenta ses dix yen.

— Je voudrais, dit-il, une prière de fondation pour l’âme d’un de mes amis.

— Merci, répondit le prêtre ; je vais en prendre note sur mon registre. Quel est le nom de mort de votre ami ?

— Je ne le sais pas encore. Priez à son nom de vivant : il s’appelle Shimizu Naô Saburô.

— C’est entendu. Et quel jour de quel mois de quelle année a-t-il trépassé ?

— Comme je ne connais pas exactement la date de sa mort, nous conviendrons, si vous le voulez, qu’il est mort cette année, ce mois-ci, le jour de demain.

— Parfaitement.