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profitons d’une solitude où personne ne peut nous entendre. Ouvrez-moi votre cœur et je vous conseillerai.

Naô pencha la tête sur ses bras croisés et soupira : — Vous avez deviné, oïran, et sans doute celui que je cherche aura deviné plus facilement encore. Mais, puisque vous me témoignez tant de reconnaissance, je ne vous cacherai rien. Ecoutez :

Je suis un samuraï de Wakayama et mon père, Shimizu Naoki, maître d’armes du prince et célèbre dans l’art de l’escrime à un sabre, avait ouvert une école où se pressaient tous les jeunes hommes de la province. Un samuraï qui faisait son tour de Japon, fameux escrimeur, lui aussi, Tsuruga Dennai, vint de fortune s’établir dans notre ville et entreprit de rivaliser avec mon père. Mais celui-ci, depuis longtemps connu, conservait plus de mille élèves, tandis que Tsuruga n’en pouvait ramasser que deux ou trois cents. Les élèves des deux champions ne tardèrent pas à se regarder d’un mauvais œil et à s’escarmoucher sur le mérite de leurs maîtres, si bien que le prince décida de terminer ces mauvaises querelles par un combat singulier entre mon père et Tsuruga.

Le jour fixé, les hommes d’armes de Wakayama se rassemblèrent dans la cour du château, et, quand les deux rivaux, le front ceint d’un bandeau d’étoile, se furent avancés vers lui, le prince leur adressa ces paroles : « Nous voulons savoir qui de vous deux est le plus fort, mais, comme le succès dépend souvent ; de la chance, il convient au vainqueur de n’en point faire parade, au vaincu de se résigner sans murmure. — C’est entendu, » dirent-ils, et ils croisèrent les armes en prononçant la formule ; consacrée : « Frappez légèrement ! » Tsuruga, dans la force de l’âge, était haut et corpulent ; mon père, qui avait passé la cinquantaine, petit et maigre. Au lieu des sabres de bambou dont se servent les escrimeurs, on leur avait donné de gros espadons en bois plein revêtus de cuir. Le grand et robuste Tsuruga toisa d’un sourire ; son chétif adversaire, et, selon le geste habituel des bretteurs qui méprisent leur ennemi, il éleva son arme au-dessus de sa tête. Mon père, dont l’orgueil était moindre, protégeait sa poitrine de son sabre en arrêt qu’il étreignait à deux mains. Et ils restèrent ainsi sans bouger d’une semelle. Mais, tout à coup, Tsuruga poussa, un hurlement terrible, se précipita, et, pâles d’étonnement, les spectateurs le virent jeter son sabre, happer son rival par le col du kimono et le soulever dans l’air.