Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Europe crurent à la victoire de l’Autriche ; en 1895, les Russes eux-mêmes et les Anglais, d’ordinaire si bien renseignés, escomptaient la défaite des Japonais ; en 1896, personne presque ne doutait que les Italiens ne vinssent à bout de ces « barbares » sur qui régnait Ménélik. Même parmi les conseillers étrangers du Négus, il y eut des doutes et des défaillances ; le gouverneur des établissemens français de la côte des Somalis, M. Lagarde, était sans doute si bien persuadé du succès certain des Italiens qu’il se crut autorisé à avertir le général Baratieri de l’attaque prochaine qui le menaçait et des forces dont disposait son adversaire[1]. On parlait volontiers, parmi les Européens, de la « promenade militaire » qu’allaient faire les soldats du roi Humbert. L’apparition de la plume de coq d’un bersagliere sur la crête des montagnes serait, disait-on, le signal de la débandade des Abyssins. Les souvenirs de Magdala troublaient les esprits : on oubliait dans quelles conditions lord Napier avait fait la guerre, quel avait été son but et quels ses moyens, pour ne garder mémoire que de son succès. Seuls, quelques étrangers, établis depuis longtemps à Addis-Ababa et familiers du Négus, témoins des progrès de l’Éthiopie et informés de sa puissance, prévirent l’événement, partagèrent la confiance de l’empereur et s’efforcèrent de faire entendre leur voix en France et en Europe. A Paris, quelques hommes d’un patriotisme éclairé avaient discerné de bonne heure dans l’Ethiopie une épée fendue sur laquelle l’Italie de M. Crispi allait imprudemment s’enferrer, et ce n’était pas sans une secrète satisfaction qu’ils voyaient se préparer le coup qui réduirait pour longtemps à l’impuissance l’un des membres les plus remuans de la Triple Alliance. Le désastre d’Adoua, en même temps qu’il a été la libération d’un peuple, a marqué, en effet, la faillite financière et morale d’une politique dont la France avait été longtemps la victime[2].

Le retentissement universel du triomphe d’Adoua plaça, du coup, l’Ethiopie au rang des puissances que l’on respecte, et Ménélik au nombre des souverains avec qui l’on compte. On

  1. « Lagarde mi scrive da Gibuti che Menelik puo disporre di novantacinque mile fucili ed è deciso, forse spinto, ad offesa. » Dépêche du général Baratieri au ministre de la Guerre, 10 décembre 1895. Livre vert, n° XXIII bis, n° 167, p. 139.
  2. On n’avait pas non plus oublié en France les difficultés graves qui avaient éclaté en 1888, à propos de nos droits sur Massaoua et la baie d’Adulis et de la « Question des Capitulations, » ni le ton blessant, ni les menées agressives du gouvernement de M. Crispi.