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serves, tantôt presque indépendantes. En somme, un État organique, où l’autorité, pour être parfois émiettée, n’était jamais annulée, où le lieu religieux, un long passé historique et l’antique nécessité de la croisade, assuraient la cohésion nationale quand l’indépendance commune était menacée : ainsi apparaissait l’Ethiopie, telle que le développement naturel et autonome de la race l’avait constituée. Mais la licence et l’anarchie intermittente, vices inhérens à toute société où domine la force, le relâchement de la discipline et des mœurs du clergé, inévitable dans toute église séparée, énervaient la puissance éthiopienne. Au moment où les Européens reprirent d’une façon suivie, avec elle, le contact longtemps interrompu, la féodalité en décomposition avait provoqué en Ethiopie une sorte de décadence, ouvert une période de crise et de transformation sociale. Mais, malgré le désordre de l’Etat, les élémens de régénération et de progrès étaient si visibles que le consul Lejean, voyageur attentif et perspicace, qui visita le pays en 1864, en trace un portrait très favorable.


L’Abyssinie, dit-il, dans sa plus grande décadence, offre, aux yeux du voyageur non prévenu, la charpente d’un ordre social fort perfectionné. La féodalité y existe, mais elle n’y est pas plus oppressive qu’en Angleterre. Les institutions sont très démocratiques, les rouages administratifs simples et fonctionnant régulièrement, la législation avancée (c’est quelque chose comme le code Justinien adapté à l’esprit abyssin), la propriété bien définie, les droits individuels garantis par le droit d’appel à l’Empereur, la famille entourée de sécurité, le commerce protégé, les vengeances politiques et les violences de la guerre neutralisées par l’inviolabilité des nombreux ghedem (lieux d’asile). La loi est bonne et féconde en soi ; c’est la faute de la barbarie amenée par l’anarchie sans fin, si la noblesse est batailleuse et pillarde, l’église cupide, la justice vénale, le mariage annulé par l’exemple contagieux de l’aristocratie, le droit d’asile et celui des caravanes parfois violé[1].


De ces rapides incursions dans une histoire qui s’est développée si loin de la nôtre, nous ne voulons retenir que cette remarque : des annales vieilles de vingt siècles, une religion chrétienne, une organisation sociale hiérarchisée, fondée sur la

  1. Théodore II et l’Empire d’Abyssinie, par Guillaume Lejean, p. 62. Paris, Amyot, 1865.