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les mécontens plus que les malheureux. Les politiques ont montré aux uns les dépouilles des autres. Ils ont énuméré toutes les servitudes que l’ancienne conception de la famille, de la patrie, de la société imposaient à chaque homme. Ils se sont faits les mandataires de l’égoïsme individuel contre les intérêts généraux.

Et cette nouvelle morale, aussi féconde que l’autre devenait impuissante, déjà change les lois et les mœurs. La première des institutions qui tirent leur puissance de sacrifices imposés à l’individu est la famille : pour sa stabilité, l’homme et la femme abdiquaient leur indépendance, et la perpétuité du lien conjugal assurait, parfois au prix de leur bonheur, une protection aux enfans. Pour l’homme et la femme occupés avant tout de leur propre bonheur, la chaîne devenait trop lourde, elle a été rompue par le divorce, et entre le mariage et l’union libre la différence va s’effaçant. Le couple de l’ancienne morale avait entendu le commandement : « Croissez et multipliez. » L’homme de la nouvelle morale craint d’accroître ses charges avec sa famille, la femme redoute la douleur, et la natalité de la France ne suffit plus depuis quelques années à réparer l’œuvre de la mort. La vie, que le chrétien, si malheureuse fût-elle, gardait comme un dépôt inviolable, appartient en toute propriété à l’homme nouveau : et les suicides d’enfans, nouveauté et honte de nos jours, prouvent que, dans ces âmes déjà vides de joie comme de croyances, le désespoir n’attend même pas les épreuves. Comme celui qui abandonne la vie, celui qui la garde songe à soi seul. Les intérêts généraux importunent : déjà apparaissent les adversaires de l’armée et les négateurs de la patrie. Si le cœur du peuple n’a pas cessé de battre pour ces suspectes, il s’attache de plus en plus aux jouissances matérielles, et à l’argent qui les achète. Une férocité impatiente des plus grands crimes pour le moindre gain mène des bancs de l’école aux bancs des assises des scélérats qui semblent venus avant terme. Sont-ils scélérats ? La philosophie qui a trouvé pour unique loi de l’homme l’instinct ne peut les condamner sans se condamner elle-même. Pour elle, le grand coupable est la propriété. Et il ne s’agit pas seulement de remédier aux iniquités manifestes, la faim du pauvre et les accaparemens du riche. La réforme de ces désordres laisserait subsister l’inégalité des conditions, la seule justice est la liquidation sociale. Le collectivisme est le terme où aboutit l’incrédulité. « Vous avez proclamé, disait, il y a huit