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aussi bien connu que le comte Tolstoï le « côté païen » de la nature humaine, ce n’est jamais en païen qu’il nous l’a décrite. M. Mérejkowski reconnaît lui-même que la Guerre et la Paix et Anna Karénine sont des œuvres tristes, sombres, où l’on a comme l’impression de ne pas respirer. Le comte Tolstoï aura eu soif d’air, après les avoir écrites ; et une trop claire vision de la vie sensuelle lui aura donné le goût d’une vie supérieure. L’étude que fait de son œuvre le jeune critique russe, loin d’obscurcir pour nous les origines de sa conversion, nous fait apparaître celle-ci comme un résultat nécessaire de toute l’évolution de son intelligence et de son talent. Elle nous révèle, en quelque sorte, les motifs « littéraires » qui ont détourné l’auteur d’Anna Karénine d’un art où son cœur ne parvenait pas à s’épancher tout entier.

Je sais, au surplus, que M. Mérejkowski promet d’examiner, plus tard, au point de vue moral et religieux, l’œuvre du comte Tolstoï. Mais ne voit-il pas que, même au point de vue littéraire, la conversion qu’il déplore a eu, sur cette œuvre, une influence excellente ? Ne voit-il pas que, même à les tenir pour de simples romans, la Mort d’Ivan Ilitch, Maître et Serviteur, et Résurrection ont quelque chose qui manquait à la Guerre et la Paix et qui en fait pour nous des romans plus touchans, sinon plus parfaits ? Ce que c’est au juste, je ne me charge pas de le dire ; et peut-être M. Mérejkowski pourra-t-il répondre que, pour être des romans à thèse, et des romans chrétiens, Ivan Ilitch et Résurrection sont écrits cependant de la même façon que la Guerre et la Paix et Anna Karénine. On y trouve la même admirable peinture de « l’être sensible, » la même accumulation de menus détails évoquant une vie toute de sensation. Mais ces détails qui, dans les romans précédens, ne servaient à rien, qui n’y étaient qu’un jeu de littérature, les voici qui maintenant sont employés à une fin pratique. La description de l’agonie d’Ivan Ilitch a pour objet de nous enseigner la vanité des biens de la terre : et elle nous l’enseigne, en vérité, d’une façon plus éloquente que ne pourrait le faire le plus savant discours. La description des horreurs de la prison et du bagne, dans Résurrection, a beau être faite avec les mêmes procédés que la description des chasses de Levine ou de la course où périt la jument de Wronski : elle a pour nous une signification plus intime, plus directe, plus haute. Par le seul fait de sa conversion, le comte Tolstoï a donné à son talent une direction nouvelle, qui lui permet d’en tirer le plus heureux parti. Et, si cette conversion n’a point modifié le fond de son talent, je ne puis m’empêcher de penser qu’elle a eu pourtant pour effet de rendre sa langue plus sobre et plus vigoureuse, d’éliminer