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immatérielle. Sa langue même, aussitôt, devient terne, vague, impropre. Et les sentimens perdent aussitôt leur précision vivante, les idées se troublent, ou parfois tarissent tout à fait, et sont remplacées par des formules indéfiniment répétées. Quand Nicolas Rostov, délivré de l’étreinte du loup qui l’avait pris à la gorge, songe que cette minute « sera à jamais la plus heureuse de sa vie, » nous comprenons et sentons profondément ce qui se passe en lui ; et le bonheur qu’il éprouve ne nous étonne point. Mais quand, de temps à autre, Pierre Besoukhof, le prince André, Levine, découvrent qu’ils sont enfin sur la voie du bonheur, et qu’une lumière nouvelle a brillé pour eux, nous nous réjouissons de leur conversion sans pouvoir la prendre tout à fait au sérieux : souvent même nous nous en réjouissons sans trop la comprendre. Des réflexions philosophiques où se laissent aller tous les personnages importans des deux grands romans du comte Tolstoï, nous ne « sentons, » en vérité, que la partie qui se rapporte directement, matériellement à la situation présente de ces personnages : le reste nous laisse indifférens, quand il ne nous ennuie pas. Nous nous intéressons aux rêves du prince André mourant en tant qu’ils sont les rêves d’un mourant, et qui ne peut s’empêcher de haïr, de craindre la mort : leur partie générale ne nous touche guère. C’est toujours l’être sensible qui seul vit devant nous, avec une intensité d’expression plus que suffisante, d’ailleurs, pour nous faire oublier la faiblesse ou l’absence de l’être spirituel.

Mais ce n’est pas tout. Non seulement les personnages du comte Tolstoï ne savent point « penser, » en dehors des limites de leur âme sensible ; ils n’ont, en dehors de ces limites, ni émotions profondes ni vives passions. Ils n’ont, en quelque sorte, qu’une personnalité toute corporelle. Entre Pierre Besoukhof et Levine, entre Natacha et Kitty, toute la différence est dans leur figure, leurs gestes, leurs mouvemens. Anna Karénine a à peine plus d’âme que la jument Frou-Frou, cet autre malheureux objet de l’amour de Wronski : et c’est presque dans les mêmes termes que l’auteur nous décrit Anna et Frou-Frou, toutes deux « élégantes et sveltes, » »avec des « yeux brillans » et des « narines frémissantes. » Tous ces personnages ne vivent pour nous que d’une vie « animale. » Nous nous représentons à merveille ce qu’ils mangent et ce qu’ils boivent, la façon dont ils s’habillent ou marchent dans la rue : mais en vain nous chercherions à deviner, par exemple, ce qu’ils aiment à lire, ou l’impression que produit sur eux telle ou telle musique. Et par cela même qu’ils ne vivent que d’une vie « animale, » jamais ils « n’agissent, » jamais nous ne les voyons dans une de ces