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littérature contemporaine un artiste comparable au comte Tolstoï pour la description du corps humain par le moyen des mots. » Il est cloué, à un degré tout à fait exceptionnel, de ce qu’on pourrait appeler la « clairvoyance du corps. » Et parfois il abuse de ce don, se complaisant à nous décrire des comparses dont nous nous résignerions sans peine à ignorer la figure ; mais le plus souvent, presque toujours, il se sert de ce don avec une sûreté et une puissance admirables, l’employant non seulement à nous décrire la figure de ses personnages, mais tout un ensemble de sensations et de sentimens que tel menu détail corporel définit mieux que ne sauraient faire de longues analyses. Car ce n’est pas seulement le corps humain qu’il connaît et comprend, mais c’est la relation du corps et de l’esprit, les influences réciproques du dehors et du dedans. Lorsque le prince André, à Borodino, se demande si Koutousof a le droit d’envoyer un régiment à une mort certaine, il jette les yeux sur le visage « alourdi » du vieux général, et la balafre qu’il y aperçoit suffit à lui répondre. « Oui, se dit-il, cet homme a le droit de faire ce qu’il fait ! » A chaque page de la Guerre et la Paix et d’Anna Karénine, des sourires, des regards, des gestes de la main ont une signification psychologique très précise et très sûre. Comme le dit le comte Tolstoï lui-même, « les paroles mentent, tandis que ces signes-là ne sauraient mentir. » Et c’est de ces signes qu’est faite l’âme de ses personnages. Nous croyons les connaître tout entiers : nous ne connaissons que leurs visages, leurs corps, les mouvemens de leurs mains et le son de leur voix : mais tout cela nous apparaît avec tant de vie et de vérité que, sans ombre d’effort, nous devinons le reste.

Je ne puis malheureusement pas suivre M. Mérejkowski dans les exemples qu’il cite de ce don « d’évocation corporelle » du comte Tolstoï. Ces exemples suffiraient, à eux seuls, pour attester la prodigieuse maîtrise artistique de l’auteur de la Guerre et la Paix ; car ils sont d’une variété, d’une simplicité, d’une sobriété infinies ; et pas une fois le procédé n’a l’air d’un artifice, pas une fois l’effet cherché ne manque à se produire. Dans ce domaine de « l’évocation corporelle, » le comte Tolstoï règne en maître absolu. C’est son domaine propre ; et c’est, suivant M. Méiejkowski, son unique domaine.


La vieille philosophie grecque distinguait dans l’âme deux parties, presque deux âmes superposées : l’une étroitement liée au corps, dépendant de lui et périssant avec lui, l’autre supérieure au corps, toute spirituelle. Et pareillement saint Paul disait que l’homme est formé