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Pour nous faire aimer les héros de ses romans, il les adapte, malgré lui, à un idéal de vertu toute chrétienne, toute russe, pleine de douceur et de compassion ; et son antipathie pour l’œuvre du comte Tolstoï vient précisément de ce que, suivant lui, cette œuvre est plus animée de l’esprit « dionysien » que de l’esprit chrétien.

Ainsi le nietzschéisme n’est qu’à la surface des écrits de M. Mérejkowski, de même qu’il n’est, sans doute, qu’à la surface de son âme de Russe. Et pour peu qu’on dégage de ses articles sur Tolstoï et Dostoïevski l’inutile élément philosophique qui s’y entremêle, on a devant soi une œuvre d’une force et d’une nouveauté vraiment remarquables, l’œuvre à coup sûr la plus intéressante qu’ait produite la critique russe depuis le temps, déjà lointain, du fameux Bélinski. Aussi bien a-t-elle pris tout de suite, aux yeux du public russe, toutes les proportions d’un événement littéraire. On l’attaque, on la réfute, on conteste la justesse de ses conclusions ; mais on s’accorde à reconnaître que jamais le génie des deux grands romanciers n’a été étudié d’aussi près, avec plus de conscience à la fois et d’intelligence. Le fait est que, mieux que la Mort des Dieux et que la Résurrection des Dieux, ces articles peuvent faire apprécier le jeune et actif talent de M. Mérejkowski. Ils sont malheureusement, comme je l’ai dit, très longs, trop longs pour que j’entreprenne d’en faire une analyse suivie. Et d’ailleurs, si longs qu’ils soient, ils ne forment encore que la moitié de l’énorme étude que l’auteur rêve de consacrer à l’œuvre du comte Tolstoï et de Dostoïewski : car il nous avertit qu’après avoir considéré cette œuvre au point de vue littéraire il se propose de la considérer, tour à tour, au point de vue moral et au point de vue religieux. Mais, sur quelque argumentation nouvelle qu’il appuie son jugement, celui-ci nous apparaît dès maintenant en pleine lumière : et c’est lui que je vais essayer d’indiquer, du moins en ce qui concerne l’œuvre du comte Tolstoï, qui se trouve nous être aujourd’hui plus proche et plus familière que l’œuvre, — plus foncièrement russe, peut-être, — de Dostoïewski.


Je m’aperçois, cependant, que c’est chose assez difficile d’isoler, dans ces articles, la part respective de chacun des deux grands romanciers, et même de faire tout à fait abstraction de la doctrine philosophique entremêlée par l’auteur à son analyse. Cette doctrine consiste à affirmer que la nature humaine est composée de deux élémens distincts, l’élément païen et l’élément chrétien, qui tous deux sont également légitimes et sacrés : elle affirme que le cœur et les sens ont un droit égal à être respectés, que l’hédonisme et l’altruisme peuvent aller de