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L’arrivée d’Antoinette interrompt ces plaintes. La scène est courte et belle. Antoinette ne craint rien : n’a-t-elle pas ses droits antérieurs ? ne vient-elle pas réclamer ce que Hella lui a pris ? Mais Hella a pour elle la possession légitime, et c’est la loi qu’elle invoque :

Vous allez voir qui vous avez devant vous ! Je ne céderai pas : vous ne vous appartiendrez jamais légalement. A présent, voyons votre courage !

ANTOINETTE. — Je vous le montrerai.

HELLA. — Osez-le, sans la loi ! Supputez les conséquences ! Faites-vous repousser par le monde !… montrer du doigt ! Voici la femme qui s’est enfuie pour vivre avec l’homme qui s’est enfui !… Prenez-y garde !… Moi, si je faisais une telle chose, je rirais au nez du monde entier… Mais vous ? (Antoinette baisse la tête en silence ; Hella continue, en triomphant.) Vous ne le pourrez pas. Et je le savais !

ANTOINETTE. — Ce que je puis ou ne puis pas, Dieu le sait. Je ne vous dirai rien de plus !

HELLA. — Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage ! Je vous souhaite beaucoup de bonheur dans la vie !

PAUL s’avançant vers Hella. — Hella, un dernier mot !

HELLA. — J’ai dit.

PAUL. — Tu ne te souviens pas de quoi nous sommes autrefois convenus ?

HELLA. — Je ne me souviens de rien !

PAUL. — Hella, rappelle-toi ! Le jour de notre mariage, nous sommes convenus que, si l’un de nous réclamait un jour loyalement sa liberté, notre contrat serait annulé. Voici le cas. Rappelle-toi !

HELLA. — Je ne me rappelle rien !

ANTOINETTE. — Cher, pas un mot de plus !

HELLA. — Ce serait inutile. Adieu ! Nous verrons la suite.

PAUL. — Nous verrons !

(Hella sort, la tête haute, en poussant la porte derrière elle.)

Hella les connaissait bien tous deux ! Ils s’aiment de toute l’ardeur de leurs existences manquées, de leurs regrets, de leurs souvenirs. Mais le courage leur manque pour braver la force qu’elle leur a rappelée :

ANTOINETTE. — « La femme qui s’est enfuie ? L’homme qui s’est enfui ?… » L’horrible parole !… Elle bourdonne âmes oreilles… Vivrons-nous pour être méprisés ? Je ne peux pas, Paul !

PAUL. — Tu ne veux pas !

ANTOINETTE. — Non, je ne veux pas non plus. Je ne veux pas de boue !… Je l’ai toujours haïe.

Ils n’ont pas ce courage, qu’aurait eu Hella, la femme émancipée, et qui leur manque, parce qu’ils sont des êtres de