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« Dans la matinée du 25 février, dit Louis Blanc[1], nous étions occupés de l’organisation des mairies, lorsqu’une rumeur formidable monta vers l’Hôtel de Ville. Bientôt, la porte de la chambre du Conseil s’ouvrit avec fracas, et un homme entra qui apparaissait à la manière des spectres. Sa figure, d’une expression farouche alors, mais noble, expressive et belle, était couverte de pâleur. Il avait un fusil à la main, et son œil bleu, fixé sur nous, étincelait. Qui l’envoyait ? que voulait-il ? Il se présenta au nom du peuple, montra d’un geste impérieux la place de Crève, et, faisant, retentir sur le parquet la crosse de son fusil, demanda la reconnaissance du droit au travail… M. de Lamartine, qui est fort peu versé dans l’étude de l’économie politique, s’avança vers l’étranger d’un air caressant, et se mit à l’envelopper des plis et replis de son abondante éloquence. Marche — c’était le nom de l’ouvrier — fixa pendant quelque temps sur l’orateur un regard où perçait une impatience intelligente : puis, accompagnant sa voix d’un second retentissement de son mousquet sur le sol, il éclata en ces termes : « Assez de phrases comme ça ! » Je me hâtai d’intervenir ; j’attirai Marche dans l’embrasure d’une croisée, et j’écrivis devant lui le décret… »

Cette anecdote est plus que de l’histoire : un symbole. L’ouvrier Marche parlant au Gouvernement provisoire, c’est, dans « la rumeur formidable » et par « le geste impérieux » du Nombre, le Travail signifiant sa volonté, et dictant sa loi, — la loi, — à l’État.


CHARLES BENOIST

  1. Révélations historiques, t. Ier, p. 135-136.