Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/342

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, non seulement il a changé ; il est changé : changé dans sa mentalité, dans sa moralité, et comment dire ? dans sa sociabilité. Changé premièrement par la transformation matérielle de la fabrique en usine, qui refait à nouveau la répartition géographique du Travail, en amène la concentration, agrège et consolide ainsi les ouvriers en une classe ouvrière, en un corps vertébré, avec des centres nerveux, un système nerveux central, avec une conscience collective, avec une âme de classe. Changé ensuite par la transformation de l’outillage, par la machine, dont on a beaucoup trop médit, et qui, loin d’asservir l’ouvrier à une tache abrutissante, aurait bien plutôt contribué, du moins en général, à ouvrir, à assouplir et à élargir son intelligence. Changé encore par la transformation de l’outillage social, par la facilité prodigieusement accrue des communications de toute sorte, qui a établi d’une extrémité à l’autre de ce grand corps de la classe ouvrière comme une circulation incessante. Changé enfin, tout jeune et avant le travail même, par l’école primaire ; par l’enseignement professionnel, qui, à mesure que l’industrie devenait de plus en plus mécanique, a dû devenir de plus en plus technique, et qui peu à peu a remplacé ou, sinon remplacé, réduit l’apprentissage purement manuel ; par le service militaire obligatoire ; par les cours du soir, les conférences, les réunions, par toute la propagande, écrite et parlée ; — changé, — que ce soit un bien ou un mal, — par le livre à bon marché, la brochure distribuée et le journal à un sou.

Cela dans sa mentalité. Mais, deuxièmement, changé dans sa moralité par le changement total des circonstances et des conditions de la vie : par un effet de la concentration elle-même du Travail et de l’agglomération des travailleurs en des villes populeuses ; par la diffusion du bien-être et des goûts de bien-être ; par le développement un peu artificiel des besoins, l’abondance et le bon marché des satisfactions ; par le fléchissement de toutes les barrières et le relâchement de toutes les contraintes ; par la diminution de tout respect, la perte de toute influence, et la mort de toute tradition. Troisièmement, l’ouvrier est changé dans sa sociabilité par l’effet toujours de sa concentration en groupemens nombreux, serrés et exclusifs, et par la constitution de ces groupemens à l’état de classe ouvrière ; changé, parce que, dans la coutume ancienne du Travail, il vivait avec le patron,