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ainsi, lui qui connut le même monde, y fut placé probablement dans des situations plus liantes ? Pourquoi n’a-t-il pas sensiblement embelli l’Eve de son frère Hubert ? 151, dans Memling, toutes les délicatesses adorables de la chasteté et de la pudeur : de jolies femmes avec des airs de saintes, de beaux fronts honnêtes, des tempes limpides, des lèvres sans un pli : une béatitude, une douceur tranquille, une extase en dedans qui ne se voit nulle part ! Quelle grâce du ciel était donc descendue sur ce jeune soldat ou sur ce riche bourgeois pour attendrir son âme, épurer son œil, cultiver son goût, et lui ouvrir à la fois sur le monde physique et le monde moral des perspectives nouvelles ?


Oui, Memling a introduit dans l’ancienne peinture flamande l’élément idéal, poétique, qui, depuis les van Eyck, non seulement lui avait manqué, mais sans cesse tendait à lui manquer davantage. M. Weale a raison de dire qu’il a été « le plus poétique et le plus musical » des peintres flamands. Et nous savons aujourd’hui à « quelle grâce du ciel » il doit de l’avoir été. Aux questions que se posait Fromentin nous sommes aujourd’hui en état de répondre. Si Memling a transformé comme il l’a fait la peinture flamande, c’est que, tout en pratiquant de son mieux les procédés de cette peinture, il n’était Flamand ni d’origine ni d’éducation : son rôle consiste à avoir importé à Bruges les sentimens et la conception artistiques d’un autre pays.

Il était né dans ces terres rhénanes qui, durant tout le moyen âge, avaient été un vivant foyer de rêverie poétique et mystique. Mais surtout il avait étudié dans la vénérable capitale de l’art religieux, et c’est de Cologne que vient en droite ligne tout ce qu’il apporte de nouveau dans le vieil art de Bruges. Nous savons en effet, par un document tout à fait précis et irréfutable, qu’il a fait à Cologne un très long séjour. Dans sa Châsse de Sainte Ursule, peinte en 1489 et lorsqu’il était installé à Bruges depuis plus de vingt ans, les images qu’il nous offre de Bâle et de Rome sont de pure fantaisie : les images de Cologne sont d’une exactitude Si parfaite que, aujourd’hui encore, on ne saurait plus fidèlement représenter l’aspect de la cité rhénane. La cathédrale inachevée avec ses deux tronçons, la grosse tour romane de l’église Saint-Martin, et l’église Notre-Dame, et l’église des Apôtres, tout cela est comme photographié dans les deux miniatures de la Châsse de Sainte Ursule. Et l’homme qui, après vingt ans, gardait un souvenir si précis des moindres détails des églises de Cologne, cet homme-là doit certainement avoir passé à Cologne de longues années, les plus ardentes et les plus actives de toute sa vie[1].

  1. Memling ayant imité, dans son Adoration des Mages de l’hôpital Saint-Jean, la disposition générale d’un triptyque célèbre de Rogier van der Weyden, on en a conclu qu’il devait avoir travaillé à Bruxelles dans l’atelier de ce maître. Mais le triptyque de Rogier a été peint pour une église de Cologne : et tout porte à croire que c’est à Cologne que Memling l’aura vu.