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près vers le temps de l’arrivée à Bruges de Hans Memling), nous montre la Vierge sous les traits d’une paysanne flamande silencieuse et triste, tandis qu’autour du Dieu nouveau-né des bergers expriment, en de joyeuses grimaces, l’élan de leur joie et de leur piété. Ainsi Thierry Bouts, entre les années 1460 et 1470, se plaît à représenter les martyres des saints. Tous ces maîtres, et les Pierre Christus et les Ouwater, pratiquent un art religieux où le plus implacable réalisme s’allie à la recherche de l’expression dramatique : et tous, dans leur réalisme, perdent tout à fait de vue le souci de la beauté. La plus laide des Vierges de van Eyck (par exemple celle du tableau de l’Académie de Bruges) a encore une sérénité qui la transfigure : les Vierges, les Christ, les saints de Rogier van der Weyden et de Thierry Bouts, infiniment plus vivans, sont aussi infiniment plus laids ; et de l’excès même de vérité humaine, dans les tableaux de tous ces maîtres, résulte une impression de prose que ne donnent jamais les œuvres les plus réalistes des peintres primitifs d’Italie ni d’Allemagne. C’est là un art qui, de toutes ses forces, tend à être religieux, et qui cependant ne peut y parvenir, faute d’admettre cet élément de beauté, ou en tout cas de poésie, sans lequel nous ne saurions concevoir l’émotion, religieuse.

Et c’est au milieu de cet art qu’apparaît Memling, vers l’an 1470, et, aussitôt, la venue de Memling y amène un changement profond et décisif, une véritable révolution. Qu’on relise, à ce sujet, — en ajoutant au nom de van Eyck ceux des Rogier et des Bouts, — l’éloquente comparaison établie par Fromentin entre l’ancien art flamand et l’art de Memling :

Considérez van Eyck et Memling par l’extérieur de leur art : c’est le même art qui, s’appliquant à des choses augustes, les rend avec ce qu’il y a de plus précieux… Sous le rapport des procédés, la différence est à peine sensible entre Memling et Jean van Eyck, qui le précède de quarante ans : mais, dès qu’on les compare au point de vue du sentiment, il n’y a plus rien de commun entre eux : un monde les sépare…

Van Eyck copiait et imitait ; Memling copie de même, imite et transfigure. Celui-là reproduisait, sans aucun souci de l’idéal, les types humains qui lui passaient sous les yeux. Celui-ci rêve en regardant la nature, imagine en la traduisant, y choisit ce qu’il y a de plus aimable, de plus délicat dans les formes humaines, et crée, surtout comme type féminin, un être d’élection inconnu jusque-là, disparu depuis. Ce sont des femmes, mais des femmes vues comme il les aime, et selon les tendres prédilections d’un esprit tourné vers la grâce, la noblesse, et la beauté… En peignant le beau visage d’une femme, il peint une âme charmante.

Mais, si la nature était ainsi, d’où vient que van Eyck ne l’ait pas vue