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et de penser pour tous les peuples. C’est ainsi que, contrôlés par la raison, les ressorts de la comédie prennent une valeur absolue. L’amour à l’espagnole se dépouille de ce qu’il avait de relatif aux mœurs locales pour devenir tout uniment l’amour. Le drame de l’honneur devient avec Corneille le drame de la volonté. Le Cid, habillé à la française, va prendre place parmi les héros de la littérature universelle. Et la Comedia, devenue la tragédie, s’imposera à l’imitation de toute l’Europe lettrée.

Corneille, au moment où il fait paraître la merveille du Cid, n’a donc pas pris modèle sur la Comedia ; mais, guidé par les auteurs espagnols, il a trouvé en lui-même ce qui était bien à lui : la conception de la volonté. Cette volonté consciente de soi et qui par un effort réfléchi tend, en dépit de tous les obstacles, à l’accomplissement d’un devoir déterminé par la raison, c’est ce qu’on peut trouver de plus conforme à l’idée même du drame. Car, d’une part, le drame est la mise à la scène de l’activité volontaire, et c’est cela qui le distingue de tel autre genre comme le roman ; et, d’autre part, la moralité est constituée par la bonne volonté en tant qu’elle est un ferme propos de faire ce qu’on a reconnu être le bien. Désormais la tragédie a trouvé sa matière et sa forme. Entre les mains des écrivains médiocres, et pour la satisfaction des spectateurs frivoles, qui sont toujours la majorité, même dans une élite, elle pourra bien se complaire dans l’agencement d’une intrigue compliquée et dans l’expression de sentimens de convention. Dans les chefs-d’œuvre de Corneille et dans ceux de Rotrou, elle sera le conflit de sentimens puisés au fond de notre nature. Le malheur est qu’on s’élève difficilement à ces hauteurs et qu’on ne s’y maintient pas longtemps. L’équilibre est vite rompu. C’est ce qui va bientôt arriver, et c’est Corneille même qui donne le signal et l’exemple de cette déviation. Déjà l’Emilie de Cinna ne méritait que trop ce nom de « furie » que lui décernaient les précieux par manière d’éloge. L’âpreté qu’elle met à poursuivre sa vengeance part moins d’une âme irritée que d’une volonté orgueilleuse et qui s’acharne à atteindre le but, quel qu’il soit, qu’elle s’est une fois fixé. Cette tendance ira sans cesse s’exagérant chez les héroïnes et chez les héros de Corneille, depuis le temps de Pompée et de Rodogune. Désormais Corneille ne comprend plus que la volonté n’est qu’un moyen et que sa valeur morale réside non pas en elle, mais dans la fin qu’elle s’est assignée. Il admirera l’effort pour lui-même et la volonté trouvant sa fin en soi. Aussi bien il se départira du procédé qu’il avait appliqué au drame de Guillen de Castro, et, au lieu