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permet de devenir, ce qu’ils réclament, et tout autant, ce qu’ils se croient en droit de posséder. »

On dit que, depuis la conclusion du traité de Paris et l’impossibilité dûment constatée de s’accommoder au régime américain, les Philippins sont pris d’un regain d’amour, désormais platonique, pour l’Espagne. Le fait n’est point nouveau : fréquens sont les ménages où la dispute règne continuellement, et où l’affection ne se manifeste qu’à titre rétrospectif, après la disparition de l’un des époux ; nombreux aussi, les peuples qui vouent aux gémonies, de leur vivant, les meilleurs serviteurs du pays, pour leur élever des statues sitôt après leur mort. Sans doute les Philippins ont prétendu relâcher, puis rompre les liens administratifs qui les unissaient à leur ancienne métropole ; mais, en agissant ainsi, ils ne voulaient ni ne pouvaient renier leur hérédité propre, qui se révèle chez eux et par le sang et par les mœurs et par les lois. De cette hérédité, rien peut-être n’est plus radicalement éloigné que l’atavisme anglo-saxon, qu’il soit britannique ou américain. Si ce dernier a, dans le passé, donné de beaux exemples de plasticité politique en s’adaptant, — non sans crises violentes d’ailleurs, — aux exigences particulières du Canada ou de l’Inde ; s’il a su soit cohabiter avec les descendans de Montcalm sans heurter leurs traditions nationales, soit se superposer aux Hindous sans désorganiser leurs castes, c’est qu’il n’était pas encore en proie à cette ambition impériale où s’exaspèrent ses appétits dominateurs, où se raidit sa morgue naturelle, et où s’altère la souplesse ancienne de son génie commercial.

Nous vivons dans un temps étrange : tandis qu’une poignée d’esprits abstraits, mais remuans supprime les frontières et s’envole vers une conception toute subjective de l’humanité de demain, partout, sauf peut-être en France, va se concentrant, plus étroit, plus intraitable et plus âpre, l’instinct national de chacun. Quand il se sépare de l’Espagne, le Philippin veut affirmer son individualité ; quand il s’épand au loin, l’Anglo-Saxon entend imposer sa personnalité morale. Et, lorsque tous deux viennent à se rencontrer, ce sont vraiment des mondes étrangers, des civilisations opposées qui s’entre-choquent, sans qu’on puisse dire encore si ceci tuera cela, ou s’il en résultera quelque métissage imprévu.

Le sentiment qui pousse les masses et fait mouvoir, parfois à leur insu, les gouvernemens est si intense qu’il brise les cadres