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plus que le sentiment, la passion, l’imagination et l’instinct. Elle l’est même moins. Nous sentons, nous nous passionnons, nous nous imaginons parfaitement en commun, par contagion, épidémie ou endémie, et la psychologie des foules l’a assez démontré. Et nous raisonnons de même, mais beaucoup moins. Le raisonnement est un acte froid, une opération tranquille ou qui tâche à l’être, et qui l’est relativement. À ce titre, il est excellemment personnel ; il comporte une sorte de détachement et d’isolement, et de retraite et de sécession. On n’est nulle part mieux pour raisonner que dans un poêle. Le tort même de la raison, c’est de s’abandonner à cette pente qui lui est trop naturelle, et de ne pas tenir compte des sentimens universels et de ce qu’il y a, de ce qu’il peut y avoir de raison en eux et que c’est à elle de démêler. Mais ce qui est son tort était pour les Encyclopédistes son mérite, et ils isolaient l’homme dans le sanctuaire et dans la forteresse de sa raison, surtout pour le dresser à mépriser profondément la pensée de la foule, cette pensée mêlée de sentimens, chargée de traditions, encrassée d’habitudes et rouillée de préjugés. Et ils ont fini par faire de la raison, purement et simplement, une forme de l’orgueil.

Cette altière raison, et ici il faut d’abord rendre justice aux Encyclopédistes, doit pourtant, selon eux, avoir un instrument qui, en même temps, est une sauvegarde, et qui, en même temps, est presque un maître en cela qu’il est un guide. L’Encyclopédiste est beaucoup moins qu’on a dit partisan de la raison pure, de la raison abstraite et de la raison raisonnante, c’est-à-dire de la raison vide. Il veut qu’on raisonne sur quelque chose, et c’est-à-dire sur l’observation scientifique. Il veut qu’on amasse des faits et qu’on raisonne sur eux, attaché à eux et sans les quitter. Rien de mieux, et les services sont grands que l’Encyclopédie a rendus ainsi à la science, ou plutôt à l’amour de la science, et par suite à la science même. Seulement, il est comme bizarre que, tout en aimant la science profondément, les Encyclopédistes l’aient, de leur grâce, comme circonscrite, restreinte et rétrécie. Est pour eux matière de science ceci, cela, et non pas autre chose, et non pas tout. Est matière de science, le monde extérieur et visible, la matière, rien ou quasi rien autre chose. C’est à peine si les sciences morales existent pour l’Encyclopédiste. L’étude de l’âme leur paraît un amusement un peu vain du siècle précédent, ce qui pourrait se soutenir si l’étude de l’âme n’était pas la préface né-