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universel lui eut enlevé le droit de servir la France comme il l’avait rêvé, ce fut encore à la servir qu’il consacra son talent d’historien.

C’est en effet le même sentiment de la grandeur de la France qui circule au travers de ses Études diplomatiques et qui en fait la vivante originalité. Non pas qu’il ait jamais cherché dans le passé des allusions au présent ! Ce n’était pas sa manière ; et il eût cru déroger à la dignité de l’histoire, telle qu’il la concevait, comme un art et comme un jugement. Mais, soit qu’il racontât, en des pages où respirait l’ardeur militaire de sa race, la bataille de Fontenoy, soit qu’il démêlât l’écheveau singulièrement embrouillé de la « diplomatie secrète de Louis XV, » une seule chose l’intéressait, qui était de savoir comment, Saxe ou Broglie, généraux, ambassadeurs ou ministres, ils avaient eux-mêmes servi la France. Qu’avaient-ils fait de l’héritage que leur avaient légué leurs pères, et comment l’avaient-ils « géré ? » Dans ses admirables Études, c’est la question qui revient toujours, à l’éclaircissement de laquelle concourent l’abondance de son information, la perspicacité de sa critique, la subtilité de son observation psychologique, l’ampleur magistrale de son style ; — et c’est par où les qualités de l’historien et celles de l’homme politique avaient fini par se confondre en lui dans l’unité d’un même personnage.

Il laissera parmi nous une trace profonde. Ceux qui l’ont vu dans les derniers temps de sa vie garderont le souvenir ineffaçable de la dignité simple avec laquelle il a vu venir la mort, sans permettre un instant que la menace en altérât la sérénité de son humeur ou seulement l’ordre et le train de sa vie quotidienne. Ceux qui l’ont connu et approché n’oublieront jamais la grâce de son accueil, la politesse exquise de ses manières, la bienveillance de son langage, et, sous cette bienveillance, toutes les fois qu’il s’animait, tantôt la finesse, l’ironie, la malice, et tantôt l’ardeur ou la flamme qui perçaient. Et ceux qui n’ont connu de lui que ses écrits ou son rôle public songeront enfin qu’en le perdant, ce n’est pas seulement un grand historien et un homme d’État que nous avons perdu, un grand seigneur, et, de tous les Broglie, celui qui peut-être a le plus fait pour l’illustration de ce nom glorieux : c’est encore le représentant de toute une époque de notre histoire, et plus même que cela, si c’est un homme qui faisait honneur à son temps, à son pays, et à l’homme.


F. B.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.