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atavisme accumulé qui prédispose les esprits à la colonisation par la conquête, c’est-à-dire par la force. Que l’expansion britannique, audacieuse, intempérante, parfois implacable, ait servi malgré tout à répandre dans le monde une civilisation supérieure, c’est ce qu’on ne saurait contester ; mais tout est affaire de mesure, et, dans ces derniers temps, la mesure a été dépassée. Les appétits n’ont plus connu de bornes. L’Angleterre s’est cru tout permis et tout lui a paru possible. Il n’est pas douteux que l’idée d’empire, et non seulement l’idée, mais le mot lui-même, n’aient été pour quelque chose dans la dangereuse explosion des esprits. Le mot est sonore, les idées qu’il évoque sont immenses ; il faut remonter à la vieille Rome pour en comprendre le sens dans toute sa plénitude. Être un peuple énergique et fort, et gouverner un grand nombre d’autres peuples, c’est une ambition gigantesque, que Rome a réalisée jadis autour de la Méditerranée et que l’Angleterre, avec des moyens incomparablement supérieurs, s’est proposé de réaliser autour des océans. Il y a dans cette conception quelque chose qui pousse inévitablement à l’outrance et à l’excès, et il faut qu’un peuple ou un homme ait l’esprit bien solide pour échapper à la violence capiteuse des émanations qui s’en dégagent. Tu regere imperio populos ! Depuis Rome, on avait essayé à maintes reprises d’appliquer ce programme emphatique sur les continens, mais non pas au-delà des continens eux-mêmes et à travers l’immensité des mers. L’Angleterre a rêvé de le faire. Tout cela était virtuellement compris, à l’état encore un peu vague, dans ce titre pompeux d’impératrice des Indes dont Disraeli avait affublé la reine Victoria, et dont celle-ci a été flattée un peu plus que de raison. Les gens perspicaces comprirent dès ce moment qu’il y aurait bientôt quelque chose de change et probablement d’altéré dans le caractère même de la monarchie britannique, telle qu’on l’avait comme jusqu’alors. Elle s’était lentement formée au milieu de discussions et de querelles où chacun défendait opiniâtrement son droit, et était finalement parvenu à le fixer et à le faire respecter. La constitution anglaise était faite de limites et de contrepoids. Les droits, les limites, les contrepoids, tout cela est difficilement conciliable avec l’idée impérialiste. Un empire repose généralement sur autre chose. Quoi qu’il en soit, la reine Victoria a joui vivement de son titre d’impératrice : elle en a récompensé Disraeli en le nommant lord Beaconsfield, et c’était bien le moins qu’elle pût faire. Peut-être ne se doutaient-ils ni l’un ni l’autre des conséquences qui en résulteraient pour leur pays. A partir de ce jour, un besoin de grandeur s’est emparé de tous les esprits.