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une joie profonde, et aussi un moyen d’influence dont il ne faut sans doute pas exagérer, mais dont il ne faut pas non plus méconnaître l’efficacité. De partout, on se tournait vers elle avec vénération et affection. On ménageait ses idées et ses sentimens. On aurait craint de lui déplaire, et plus encore de l’affliger. Pour tout ce monde particulier, qui ne dirige plus tout à fait les peuples comme autrefois, mais qui préside à leurs destinées, elle était l’aïeule devant laquelle on s’inclinait. Quel changement en soixante ans ! S’il est vrai que le ciel bénit les familles abondantes, aucune des bénédictions d’en haut n’a manqué à la reine Victoria. Ç’a été sa meilleure récompense, et probablement celle qu’elle appréciait le plus.

On a dit aussi qu’elle avait été le modèle des souverains constitutionnels, et que son sexe peut-être l’avait aidée en cela. Le sexe n’est ici qu’un accident. L’histoire ne prouve pas du tout que les femmes aient une prédisposition naturelle à s’effacer sur le trône. Le contraire serait plus vrai, et l’histoire de l’Angleterre en particulier fournit l’exemple de reines qui ont gouverné personnellement avec fermeté, avec dureté, parfois même avec cruauté. Avec la reine Victoria, rien de pareil n’était à craindre. Son caractère la défendait contre les séductions d’un pouvoir excessif. Elle a voulu être et elle a toujours été une conseillère écoutée : rien de plus. Elle a agi par influence, et non par autorité. On a fait honneur à lord Melbourne, qui a certainement contribué à son éducation politique, des heureux résultats de cette éducation. Il y a eu sa part sans doute ; il a donné les premières directions ; il a été l’initiateur habile et sagace. Mais il semait en bonne terre, et, si le maître s’est trouvé si bon, c’est parce que l’élève était excellent. La reine Victoria s’est fait tout de suite une idée exacte de ses fonctions constitutionnelles, et elle ne s’en est jamais écartée. Lord Melbourne était libéral ; la reine a été longtemps libérale à son exemple. Nous voulons dire par là que ses préférences étaient pour les libéraux ; mais, bien que ses sentimens fussent connus, les conservateurs n’ont jamais eu à s’en plaindre. Toutes les fois que l’opinion a incliné de leur côté, elle a suivi l’opinion, regardant alors comme un devoir de conscience, non seulement de remettre le pouvoir entre les mains de ministres conservateurs, mais encore de les aider loyalement, nous allions dire fidèlement dans leur tâche. On sait que, dans la dernière période de sa vie, ses sentimens se sont modifiés. Sous l’influence d’un homme très séduisant, très entraînant, mais qui avait peut-être eu plus d’imagination que de véritable esprit politique, — nous voulons parler de Disraeli, devenu plus tard lord