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le fils le plus robuste et le plus vivace qui soit sorti de ses entrailles. Près de Yoshitsuné voici Benkei, le moine casqué, le copieux et farouche Benkei, ce Frère des Entommeures japonais, hardi, délibéré, bien fendu de gueule, bon décrotteur de vigiles et grand pourfendeur d’hommes. Quelle trogne enluminée par le feu des batailles ! De piot ni d’amour ne lui chaut guère. Plus que les ripailles lui plaisent les beaux sabres, et, dès la seconde fois qu’il tâta de la bagatelle, il s’en déclara blasé pour ce que, disait-il, l’air n’en variait non plus que la chanson. Sa mère le porta dix-huit mois, et, comme Pantagruel, il était si merveilleusement grand et lourd qu’il ne put venir à la lumière sans la suffoquer. Bonze, il pochait les yeux des autres bonzes, leur rompait bras et jambes, leur enfonçait les dents, écarbouillait les cervelles, et, son monastère incendié, détroussa les passans jusqu’au soir où, désarmé sur le pont de Gojô par le jeune Yoshitsuné, qui d’un coup d’éventail fit choir sa lourde dague, il se voua corps et âme à son charmant vainqueur. Irrésistible et prodigieux, — qu’il retire du fond d’un lac une cloche-pareille au bourdon de Notre-Dame, que le flamboiement de son sabre jette la panique dans le cœur des assaillans ou que, sous la tempête, menacé par les mânes irrités qui chevauchent la crête des vagues, il pétrisse à la proue du navire son rude chapelet d’exorciseur, — ce bandit, que la fidélité régénère, protège encore de sa haute stature la dernière retraite de son maître. Seul, appuyé sur sa hallebarde, le dos hérissé d’un maillet, d’une scie, d’un râteau, d’une faux et d’une fourche, il barre le passage à l’armée du Shogun. Les flèches avaient plu sur l’ouvrier monstrueux et lui faisaient comme un de ces manteaux de paille que les paysans japonais portent en hiver. Mais lui, toujours droit, immobile, continuait de regarder fixement, et, leurs carquois épuisés, les ennemis sentaient peser autour d’eux une mystérieuse horreur. Quand, à la nuit tombante, ils s’approchèrent, ils virent que le colosse avait rendu l’âme. « Benkei debout même mort. » Derrière le rempart de son cadavre, Yoshitsuné fuyait à bride abattue et s’évanouissait dans ces lointains fabuleux où le peuple inconsolable l’a ressuscité en Ghengis Khan.

Décors, personnages, événemens merveilleux, langue naïve et pittoresque, images populaires et qu’un long usage n’a pas encore usées, les Japonais eurent tout ce qui peut constituer à une nation une tête épique, mais, sans puissance d’esprit, sans largeur, sans